Une seule conviction guide la plume d’Henri Meschonnic : le poème est une “forme-sens”, une “signifiance”, qui vient remettre en cause la conception dualiste habituellement admise sur le signe.
C’est en traduisant la Bible que Meschonnic acquiert cette certitude qui guide par la suite toute son entreprise poétique : le rythme doit être envisagé comme le sens profond d’un texte. Ceci ne pouvant bien sûr se comprendre qu’en “déplatonisant” la notion de rythme, c’est-à-dire en ne la confondant pas avec la métrique, absente de la Bible ; mais en lui rendant sa valeur dans le langage biblique de “signifiant fondamental des textes, un rythme, porteur-créateur du ou des ‘sens’ noté par les accents rythmiques-musicaux de la tradition, et inséparable du texte” .
Le rythme serait ce langage capable de prendre vraiment corps en étant lui-même originaire d’un corps : non pas une oralité mais une “bucalité”, donnant ainsi naissance à une parole unique, propre à chaque corps et qui permettrait donc à un texte de devenir vraiment “poème” avec la conviction que “penser et écrire consistent dans le fait de travailler à se sentir vivant, à être libre et à ne pas se laisser emprisonner par les idées reçues”. Alors que les règles grammaticales laissent peu de liberté au langage, le rythme serait en effet la seule possibilité offerte à une “subjectivation du langage”, le seul champ libre laissé aux individus pour devenir les “sujets” d’un poème, le sujet du poème n’étant jamais rien d’autre que lui-même, soit finalement la “subjectivation maximale d’un discours, qui devient un système de discours.
C’est toute une autre représentation du langage qui apparaît alors, avec la mise à bas de la conception dualiste du signe. Meschonnic étend la paradigmatique du signe à toutes les sciences humaines, et en tire la conclusion que le poème est éminemment politique : ce modèle binaire du signifié et du signifiant déteindrait sur notre appréhension du monde et donc sur le dualisme “du paradigme anthropologique entre le corps et l’âme, du paradigme philosophique entre les mots et les choses, du paradigme théologique concernant l’Occident chrétien entre l’Ancien et le Nouveau Testament, du paradigme social entre l’individu et le social, et du paradigme politique entre la majorité et la minorité”. Ce rapport aboutirait toujours à un effacement du signifiant sous le signifié, et c’est donc à une critique radicale du signe que souhaite aboutir Meschonnic afin de libérer la “signifiance”, le simple sens à l’œuvre dans ce rythme capable de réunir le social et la subjectivation dans ce qu’est un texte digne du nom de “poème”.
Dans sa Critique du rythme, Meschonnic aboutira ainsi à des conclusions assez extrêmes en pensant la tension de l’individu et du social jusqu’au bout : “Les institutions comme l’Église ou l’armée présentent un rythme qui tend à aller vers le binaire (défilés au pas, processions, rituels). Par contre […], les collectivités les plus démocratiques sont dotées d’une rythmicité forte, pour laquelle le commun se construit sans nier le spécifique et où la subjectivation est à la fois individuelle et sociale.” Il parvient dans sa démonstration à faire rimer démocratie avec sa conception du rythme, et à associer l’empire de la philosophie du signe à l’aliénation des individus…
Le poème nous permettrait de nous tenir éloigné de la dangerosité de ces conceptions dualistes en étant toujours indissociablement une forme de langage et une forme de vie : “Les poèmes n’ont pas d’un côté les thèmes ou les sentiments et de l’autre la forme : mais ils présentent une subjectivation, une historicité radicale de tout le langage.” C’est cette conception du rythme, qui aboutit à la pensée du “continu”, refusant toute forme de séparation entre la vie et le poème aussi bien que le cloisonnement des sciences humaines, que Marcella Leopizzi développe finalement dans son ouvrage et qui est en effet à la base de toutes les réflexions et développements de Meschonnic.
Il sera toutefois regrettable pour le lecteur que l’auteur, bien que probablement soucieuse de justement rendre à l’œuvre le continu d’une pensée, choisisse de ne pas diviser les quelque 400 pages qui constituent son propos principal… Elle ne parvient ainsi qu’à rebuter le lecteur désireux d’acquérir un éclaircissement ou un point de vue sur un point précis de la pensée meschonicienne. Cette partie, qui ne fait pourtant que retracer, publication après publication, les développements de Meschonnic sur le continu, aurait pourtant été facilement organisable. Mais l’auteur parvient cependant à mener son projet à terme et démontre bien que toute l’œuvre de Meschonnic s’organise autour de cette pensée de la centralité du rythme : de ses traductions de la Bible il retient l’importance du rythme dans un poème, qui influencera ses propres écrits poétiques, qui serviront de base à ses essais sur le langage. Une œuvre entièrement placée sous le signe du continu.
Mais la première partie de cet ouvrage, tellement concentrée sur la manière d’aborder Meschonnic, s’interdit de le dépasser et n’engage à aucun moment le débat dans un simple compte-rendu des idées principales qui guident l’écriture de Meschonnic. Le lecteur averti n’y apprendra malheureusement rien de neuf. Le reste de l’ouvrage propose heureusement une analyse stylistique détaillée des écrits de Meschonnic, comportant une réelle réflexion sur les néologismes, l’influence de la langue hébraïque et différents jeux de langage comme les traits d’union d’enchaînement qui viennent “scander” les essais pour les rendre plus “incisifs” (et bien sûr encore une fois montrer le continu à l’œuvre dans sa pensée…) ou la ponctuation comprise comme une “rythmique typographique visuelle” à l’intérieur des essais et absente des poèmes où elle est cependant remplacée par des blancs… On trouve dans les deux dernières parties de cet ouvrage de nombreuses réflexions précises et stimulantes, et enfin un entretien avec Jean-Claude Chevalier, ami de Meschonnic, qui vient non sans émotion nous éclairer sur la personnalité et le parcours du poète, pour le plus grand plaisir de ses admirateurs.