Les derniers entretiens de Lucien Jerphagnon montrent comment théologie négative et érudition historique ne font pas nécessairement mauvais ménage.

L’ultime livre de Lucien Jerphagnon est un livre d’entretiens (avec Christiane Rancé), composé de vingt-deux chapitres. Les dix premiers sont centrés plutôt sur la vie de l’auteur, le reste autour de notions générales, comme celles mentionnées dans le titre. Cependant, malgré cette division apparente, l’autobiographique et le philosophique se mêlent constamment, permettant ainsi de découvrir en même temps, comme on disait autrefois, "l’homme et l’œuvre".

Le titre de l’ouvrage donne déjà une idée de l’humour et de la modestie de l’auteur. En effet, celui-ci précise, dès l’avant-propos, que les bagatelles sont ce "que les gens se repassent sans guère plus y réfléchir qu’en parlant de la pluie et du beau temps"   . À la bagatelle, Jerphagnon oppose l’ipséité, "un être seul à être soi", autrement dit, chaque homme en tant qu’individu singulier. À partir de là, le livre n’est pas pensé comme une leçon véhiculant un savoir, mais comme l’expression d’une pensée personnelle en vue de permettre au lecteur de prendre conscience à son tour de sa propre pensée, ce que l’auteur désigne par l’expression "devenir soi-même"   .

Mais le vague de la formule ne doit pas tromper : aux yeux de Jerphagnon, même si l’ipséité est créditée par lui d’une "vision unique parmi des milliards de visions tout autant uniques"   , c’est l’expérience de la contingence du monde et de soi, c’est-à-dire la sienne propre, qu’il cherche à communiquer au lecteur.

 

J’aurai à cœur ici, en laissant de côté les anecdotes, les détails biographiques et sans pouvoir rendre non plus le ton chaleureux, enjoué et fin de Jerphagnon, de présenter un peu systématiquement ce qui ressort de l’ouvrage du point de vue des croyances philosophiques de l’auteur.

Il est d’abord indispensable de préciser que l’auteur ne se présente pas du tout comme philosophe mais comme historien de la philosophie. Jerphagnon veut dire par là qu’il n’a pas élaboré une nouvelle philosophie.   ). Cependant on s’apercevra vite qu’il développe, sans s’attarder jamais sur elle, une philosophie de l’histoire de la philosophie et, plus généralement, toute une métaphysique.

L’auteur, qui revendique l’influence de Bergson (à travers l’empreinte ineffaçable à ses yeux qu’il a reçue de son maître Jankélévitch), considère qu’une expérience, faite à quatre ans, est à l’origine de sa vie philosophique, la "soudaine intuition de la présence du monde et de (sa) présence au monde"   : "je voyais tout pour la première fois. Tout, et moi qui tout soudain me voyait voyant"   . Il appelle "frères en stupéfaction d’exister"   ceux qui ont été comme lui sensibles à cette "brusque coulée de présence"   , à "cette crue de contingence"   . C’est en vue d’identifier comment ils ont exprimé cette intuition que Jerphagnon a lu les philosophes, conscient que la science ne peut pas justifier pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien et que la religion résout le problème par la simple foi.

À partir de là, l’auteur voit les philosophies du passé comme doubles, en tant qu’ancrées dans une époque donnée et en tant que se rapportant, malgré tout et chacune à sa façon, à l’absolu : "tout philosophe s’inscrit dans le temps pour parler de l’infini ; dans le contingent pour parler du nécessaire, dans le possible pour parler de la totalité ; dans le particulier pour parler de l’universel ; dans le relatif pour parler de l’absolu"   .

 

Évoquons désormais Jerphagnon d’abord dans sa relation avec le particulier, puis dans son rapport avec l’absolu.
Est nette, en premier lieu, ce que je nommerai la sensibilité au particulier de l’auteur. "Un philosophe ce n’est pas ce que j’appelle un opni, "un objet pensant non identifié" ; c’est quelqu’un qui a vécu à tel moment précis en tel coin du monde, sous tel régime"   .

Les philosophes ne sont pas seulement situés dans l’histoire, ils sont aussi déterminés par leur époque   . Jerphagnon a clairement cherché tout au long de sa longue carrière à atteindre et à transmettre un savoir sur cet aspect contingent des philosophies. Aussi identifie-t-il entre l’historien Paul Veyne et lui-même un point commun : "comprendre ce qui se passait à une époque donnée, et voir les pensées d’un temps évoluer avec les époques"   .

Attentif à la particularité historique de chaque philosophe, Jerphagnon fonde sur ce fait une conception légèrement sceptique de la philosophie, au sens où aucune philosophie particulière n’est vraie, et précisément n’est vraie en tant qu’elle prétend connaître l’absolu : "j’ai voulu déloger la transcendance d’où l’on croit la voir quand on en revêt telle ou telle construction de nos esprits"   .

Cette dernière citation met nettement en relief que l’existence d’une transcendance est au cœur de la pensée de Jerphagnon. Aimant se définir comme "agnostique mystique"   , l’auteur ne pense pas qu’une connaissance de l’absolu soit possible mais, en revanche, du livre se dégage manifestement une croyance dans la réalité de cet absolu   , pensé comme ce qui complète l’intuition de la contingence   , intuition qui, on l’a vu, a toujours accompagné la pensée de l’auteur. S’il est sensé de qualifier de mystique un tel agnosticisme, c’est que, la croyance dans l’absolu n’étant pas douteuse et la connaissance de ce dernier étant impossible, l’expérience de l’absolu est celle d’un indicible : "Un principe au-delà de tout ; au-delà même de l’être. "Au-delà de l’essence" comme depuis Platon le dit la longue lignée des platoniciens. Et voilà précisément pourquoi de Dieu je ne saurais rien dire. "Ô toi, l’au-delà de tout, n’est-ce pas là tout ce qu’on peut dire de Toi ?" dit saint Grégoire de Naziance, que j’aurai cité plus d’une fois. Et Saint-Augustin dans le De Ordine : "Dieu qui est mieux connu en ne l’étant pas, melius nesciendo."   ).

Je viens de préciser le rapport de l’auteur à l’absolu, mais, à ses yeux, toute philosophie est une approche de l’absolu   médiatisée par la conception de l’absolu transmise par son époque au philosophe : "les philosophes ne méditent pas sur une totalité en soi, toujours semblable à elle-même, mais sur la notion qu’en a leur temps"   . C’est pourquoi, si aucune philosophie n’est vraie, de par la contingence du philosophe et de la société dans laquelle il vit, toutes ensemble se rapportent à leur manière à quelque chose de réel au plus haut degré : "il ne peut y avoir – du moins, je le pense – de "philosophie éternelle", comme on dit parfois pour faire grand, mais tout juste une suite de philosophies datées, qui toutes ont prétendu valoir pour l’éternité – alors que de l’éternité elles étaient un éclat, un éclair, une pépite"   . C’est précisément à cause de cette forme douce d’éclectisme   , défendue par Jerphagnon, que se justifie non seulement son travail d’historien de la philosophie mais aussi le fait que son œuvre ait cherché à faire connaître de longues évolutions (qu’on pense, par exemple, à son Histoire de la Pensée, qui part d’Homère pour arriver à Jeanne d’Arc) : "Je voulais respirer l’air du plus grand nombre d’époques possibles"   .

Pour terminer, soulignons à quel point Jerphagnon ne doute pas de la finalité de la philosophie ; si son contenu n’est jamais absolument vrai, en revanche sa fonction pratique est clairement déterminable, rendre possible une vie réussie et heureuse : "Depuis les origines jusqu’à nos jours, la vocation première de la philosophie a toujours été de promouvoir en l’homme la conscience de lui-même et du monde, afin de réaliser, en lui et autour de lui, ce que les Grecs appelaient eudaimonia et les Romains beata vita, autrement dit une vie harmonieuse parce que conforme à sa destinée, et heureuse parce que harmonieuse"   . Identifiant le bonheur plutôt comme un idéal   , Jerphagnon a des mots durs et justes sur la croyance contemporaine à un droit au bonheur : "S’il me fallait absolument définir le malheur de l’époque présente, je serais tenté de dire : c’est de croire que le bonheur lui est dû. Le bonheur au sens où on l’entend, bien sûr : l’argent, le…sexe, puisqu’on y localise l’amour, et le maximum de loisirs. Bref, le malheur de notre temps est de s’être fait une trop courte idée du bonheur. Dans une telle perspective, la moindre contrariété prend les dimensions du malheur. Du malheur qu’on regarde avec rage comme injustice. Alors que le Journal de 20 heures fait état d’un génocide, d’un tsunami, d’un séisme, d’une épidémie…"   . Cependant, même si l’auteur se dit pessimiste   , il voit dans un certain type d’amour humain une expérience qui éclaire théoriquement et qui donne la plus haute satisfaction que chacun puisse espérer. Certes Jerphagnon n’est pas tendre pour les "rencontres décevantes de gens dont la chair est prompte mais dont l’esprit est faible, croisement de désirs trop précis et d’aspirations trop vagues"   . Néanmoins l’amour auquel il pense et auquel il associe essentiellement la durée donne accès à l’identité unique de l’autre : "c’est donc l’amour, du moins, quand il est authentique, qui révèle l’ipséité de l’autre au plus près de l’absolu". On le voit : la relation avec une personne est comme une médiation permettant une relation avec l’absolu qui est moins jouissance   qu’espérance : « Et si (…) à la faveur d’un amour qui a comme transcendé la durée, il nous était permis, le temps d’un espoir, d’entrevoir hic et nunc la face cachée de l’Absolu avec un grand A ? De l’Absolu d’où procèdent ces milliards d’absolus tous aussi uniques dans leur ipséité ? D’entrevoir l’éternité d’où émanent ces éternités éphémères ? Oui, le temps d’un espoir. Mais un espoir peut durer une vie"   .

 

On l’aura compris : ces derniers entretiens d’un historien de la philosophie, malgré leur ton léger, voire badin, véhicule une métaphysique ambitieuse et donc fragile. Portant sur les faits historiques et les textes philosophiques un regard d’érudit, Lucien Jerphagnon n’est pourtant ni historiciste ni relativiste. Doté d’une croyance non dogmatique en la réalité du divin mais pourtant fondamentale dans son œuvre et sa recherche, il ne l’argumente jamais explicitement de front mais la sous-entend comme à la fois risquée, réjouissante et sensée.

On pourra voir dans cet aveu discret, presque honteux, que l’auteur fait de ses croyances théologiques une réaction finalement prudente et sans doute assez ordinaire par rapport à une disqualification de la métaphysique que le kantisme avait rendu philosophiquement correcte et donc dominante dans la profession mais qui, dans d’autres cadres et sans doute à juste titre, est aujourd’hui largement dénoncée.