Topos du XXIème siècle, la postmodernité est au cœur de multiples interrogations contemporaines. Définie par Lyotard dans La condition postmoderne (1979) comme une période temporelle caractérisée par la "fin des grands récits" propre à la Modernité dans la sphère intellectuelle, à l’instar de la dialectique de l’esprit ou de l’herméneutique des sens légitimant l’expérience et la connaissance, la postmodernité est tout autant interprétable en termes de régime de vie sociale où l’individu est plongé. Ainsi, le métadiscours légitimateur est remplacé à l’ère postmoderne par une profusion d’éléments langagiers narratifs spécifiques à l’informatisation de la société contemporaine : le savoir devient vendable et consommable, cessant d’être lui-même sa propre fin et devenant un marchandise informationnelle au service de la production.

Au-delà d’un strict analyste du langage, Lyotard est prophète de l’avènement contemporain de l’informatisation de nos sociétés, grâce aux Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC). Comment dès lors penser le phénomène Twitter, et la condition du savoir permis par ce média, au prisme de la postmodernité ?


L’avènement de l’informatisation de la société prédite par Lyotard

Dans son introduction à La condition postmoderne, Lyotard prévient le lecteur que la société à venir relève d’une pragmatique des particules langagières, à la suite de la dispersion de la fonction narrative en un nuage d’éléments langagiers narratifs héritée de la crise de la philosophie métaphysique et de l’Université. Si l’on ajoute à cette prédiction le constat de l’informatisation stratégique de la société, où l’information devient un enjeu de puissance, nous pouvons dessiner la matrice informationnelle imaginée par l’auteur : un univers où l’accès prioritaire à l’information est crucial pour des motifs économiques, et où l’information en question se formalise en un élément langagier narratif et non plus en un grand métarécit légitimateur.

Ces dernières années, l’essor de l’Internet a facilité l’accès à l’information, grâce aux e-mails, aux sites d’information et à Wikipedia. L’impression de rapidité offerte par l’Internet semble être l’innovation majeure pour l’humanité depuis la fin du XXème siècle, tant et si bien que la quête de la rapidité online se retrouve dans la concurrence effrénée que se livrent les grands fournisseurs d’accès à l’Internet : du modem 56k, nous avons connu l’arrivée de l’ADSL et maintenant l’ère de la "fibre" censée nous offre un débit de 20 Megaoctets par seconde…

Plusieurs médias profitent de l’expansion de l’Internet. À l’instar de Facebook ou des blogs, plusieurs "réseaux sociaux" apparaissent, permettant de fonder une communauté online dématérialisée. Si des stratégies de présentation de soi   sont légion sur ces sites particuliers, un de leurs intérêts est d’être facilement appropriables par son utilisateur et ainsi assimilables par rapport aux aspirations de celui-ci. Parmi ces réseaux sociaux, Twitter semble celui où son assimilation par une catégorie d’utilisateurs conduit au point d’orgue d’une société informatisée où l’information devient un enjeu de pouvoir.

Twitter est un réseau social de "microblogging" permettant à ses utilisateurs d’envoyer gratuitement des messages brefs, appelés tweets, ne devant pas contenir plus de 140 caractères. Si la tâche de ce réseau social définie par son fondateur, Jack Dorsey   , est de permettre à ses utilisateurs de pouvoir partager facilement leurs petits moments de vie avec leurs amis, celui-ci fut approprié par le monde journalistique à la fois pour la publication et pour l’accès aux informations.


Le tweet, un élément langagier narratif stratégique pour le destinateur

Sur Twitter, chacun peut s’abonner aux tweets d’une autre personne sans barrière à l’entrée. Ainsi, si des profils personnels et individuels sont présents, des profils d’entreprise le sont également. Parmi ces derniers, les grands médias internationaux, comme les journaux, les chaines de télévision ou encore les sites Internet d’information, possèdent leur propre compte Twitter. Sur celui-ci, ils publient, dans un format de 140 caractères, un résumé de l’information disponible sur leur site Internet (redirigeant souvent vers un article de leur site Internet en joignant un "lien" à leur tweet) ou envoient des "alertes" en cas d’information de dernières minutes.

Ainsi, l’intérêt de Twitter pour ces médias est de proposer, le plus rapidement possible, l’information disponible. Cette information prend la forme d’un court texte narrant l’événement repris par le média en question. Dans la quête d’exclusivité de ces médias, leur intérêt est de proposer à leur longue liste de "followers" l’information avant leur concurrent, afin de détenir le monopole de l’information durant quelques instants et servir, ainsi, leur domination dans le champ de la presse. Ceci s’apparente à l’information stratégique au service du pouvoir théorisée par Lyotard, d’autant plus que les tweets, par leur faible nombre de caractères, s’apparentent bien à des "éléments langagiers narratifs" typiquement postmodernes.

Parallèlement, Twitter est aussi utilisé par ces grands groupes de presse afin d’effectuer un travail de veille informationnelle, par exemple sur les sites étrangers, afin de reprendre une information qui serait pertinente pour le public français et qui ne serait pas encore publiée en France. Ainsi, Twitter devient ici un outil de récupération d’éléments langagiers narratifs pertinents afin de favoriser sa plus grande écoute, toujours afin d’être le premier à publier l’information dans un champ médiatique particulier, comme le champ médiatique français pour les grands groupes de presse français.


Le tweet, un dispositif d’accès à la connaissance pour le destinataire

Le succès de Twitter se traduit par son nombre d’utilisateurs croissant : en avril 2011, 300 millions de personnes étaient inscrites sur le réseau social   . Une telle affluence est synonyme, pour une grande frange des utilisateurs du réseau social, de l’importance prise par l’immédiateté de l’accès à l’information dans notre société contemporaine "connectée"   .

Dès lors, le public abonné aux groupes de presse sur Twitter se positionne dans le jeu social de la connaissance de l’information à partir des tweets publiés. La connaissance de l’information, en tant qu’énoncé dénotant ou décrivant un objet qui ici peut être qualifié de "fait social digne d’être médiatisé", se réalise ainsi à partir du support permis par les tweets, narrant ce qui s’est passé sous la contrainte du format de 140 caractères.

Dès lors, l’informatisation de la société via l’Internet et le développement de Twitter en tant que canal croissant d’accès à l’information permettent de qualifier une facette de notre société actuelle de résolument postmoderne, au sens de Lyotard. Si la crise de la presse écrite et du format "classique" des articles narrant la société et ce qui s’y passe peut s’approcher de la crise des "grands récits" légitimateur de l’Humanité propres à l’ère moderne, la profusion des tweets et l’utilisation stratégique de Twitter par les médias s’approchent du "nuage d’éléments langagiers narratifs héritée de la crise de la philosophie métaphysique et de l’Université" propre à la société postmoderne selon Lyotard.


Twitter et la science postmoderne

Le tweet devient, par son aspect stratégique, une "marchandise informationnelle" portant sur la connaissance d’un fait particulier, signant la fin des métarécits de la modernité. Alors, il serait intéressant de mener une enquête empirique sur des expérimentations de connaissance du discours scientifique, et non plus du discours social, via Twitter. Si aujourd’hui la figure du "savant" incarnée par l’Universitaire n’est pas légion sur Twitter, ce réseau social a vu la recrudescence d’individus s’étiquetant "experts" en fonction de leur thématique de référence.

Si le rapprochement entre "expert" et "scientifique" ne va pas de soi, celui entre "expert" et "sachant" est possible : sur Twitter, les "experts" se définissent tels quels comme marqueurs symboliques afin de faire savoir qu’ils détiennent le savoir sur une thématique particulière. Or, sur Twitter, le savoir professé par certains utilisateurs n’est pas soumis à la règle d’administration de la preuve, vu que chacun peut twitter ce qu’il désire, sans filtre de publication (hormis les 140 caractères). Dès lors, il apparaît que le savoir des "experts" sur Twitter ne recourt pas au récit afin de se légitimer lui-même, vu que la légitimation des tweets est indexée sur l’activité des utilisateurs de Twitter et du profil personnel. Ainsi, la validité du savoir professé sur Twitter ne dépend pas d’une légitimation par le discours, mais d’une légitimation par le statut de son énonciateur. Ainsi, la validité du savoir professé sur Twitter se légitime d’elle-même, de façon immanente, par sa simple énonciation par un individu jouissant d’un statut particulier. Le tweet énoncé par un "expert" ressemble ainsi au savoir postmoderne défini par Lyotard.

Dès lors, il conviendrait de pousser la réflexion à partir d’une étude de l’utilisation de Twitter par les scientifiques légitimes, et déplacer le curseur de notre réflexion sur la notion de statut socio-numérique sur Twitter, afin de l’interroger, et réfléchir sur l’éventuelle conversion d’un statut social en un statut numérique et, réciproquement, sur l’éventuelle conversion d’un statut numérique en statut social, à l’instar des chanteurs ayant "percé" sur Internet.

Si ces analogies ne sont que partielles, elles sont surtout programmatiques : il serait pertinent d’établir une lecture plus profonde du phénomène Twitter à l’aune de l’informatisation des sociétés postmodernes prédite par Lyotard dans La condition postmoderne, tant au niveau de la nature stratégique de l’information sur Twitter que de sa "consistance" langagière en éléments narratifs construits par 140 caractères