La fierté française qui s’est emparée des médias nationaux suite aux nombreuses récompenses internationales remportées par le film The Artist traduit en fait deux sentiments ambivalents. 

Le premier est le produit de la contradiction entre la reconnaissance implicite du cinéma américain comme étalon standard de la qualité cinématographique internationale et l’antiaméricanisme primaire qui accompagne, depuis la fin des années 1920 en France, la présence des films hollywoodiens.  Ce rejet spécifique, souvent assimilé à une critique de gauche, est en fait très prégnant en France, car il a pu aussi bien s’exprimer sous la forme progressiste de la lutte contre "l’impérialisme yankee" et la manipulation des esprits – notamment après la seconde guerre mondiale et via la doxa communiste – que sous la forme réactionnaire de la dénonciation judéophobe d’une entreprise "cosmopolite" d’exploitation de l’art cinématographique (un discours typique de la vulgate fasciste des années 1930). Aujourd’hui encore, l’opposition au cinéma "mainstream", à la "culture pop-corn", au culte de la marchandise, au blockbuster, ou à la marchandisation des films – une rhétorique qui vise sans ambiguïté le cinéma américain – continue de relever de cet état d’esprit, même si bien évidemment les sous-entendus antisémites ont disparu.

Le second sentiment ambivalent est le plus frappant. Quelles que soient en effet les qualités du film de Michel Hazanavicius (et il en a), le caractère exceptionnel de sa valorisation est précisément lié au fait que le cinéma français dans son ensemble n’a pas l’habitude des récompenses internationales. Quoi que l’on dise, quoi que l’on vante de la spécificité du "modèle français du cinéma" – son système d’aides exceptionnel, le rôle de l’Etat dans la redistribution des recettes, la valorisation des jeunes cinéastes et de la figure de "l’auteur", l’attention accordée au patrimoine et aux salles spécialisées – le cinéma français demeure un cinéma comme les autres.  Il partage en effet avec ses voisins italien, allemand, britannique, espagnol, etc., les mêmes atouts et les mêmes faiblesses. Malgré quelques belles et rares réussites, le cinéma français est un cinéma ordinaire, plutôt médiocre dans ses réalisations moyennes. Il produit par ailleurs quantité de films qui trouvent rarement leur public.

Pour étayer ce constat, il faut d’abord éviter de confondre l’histoire du cinéma avec l’histoire de son exploitation en salles et rappeler que le marché des films intègre désormais un nombre considérable de dispositifs de consommation (salles, festivals, télévisions, DVD, téléchargements). Cette variété des supports rend visible la variété des formats qui auparavant n’existaient qu’à l’échelle de la salle (grands films, film B, moyens et courts métrages, documentaires, etc…). S’il est difficile d’identifier des préférences et des jugements à partir d’unités de mesure très différentes (billets d’entrées, audimétrie, ventes ou locations de DVD, téléchargements, blogs, palmarès, panthéons personnels ,…), la plupart des études à notre disposition montrent que le cinéma français est fort sur son marché national et pratiquement inexportable à l’étranger.

Ce constat s’applique à tous les types de films, les grands comme les petits, les films en salle comme les séries ou les téléfilms ou même les sitcoms. Il s’applique également à ces deux grandes catégories de films que l’on a l’habitude d’opposer dans le débat public de manière simpliste et grossière, "le cinéma d’auteur" et le "cinéma commercial".

Ainsi, un rapide calcul des principaux prix (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur premier rôle masculin et féminin) décernés aux récompenses internationales les plus prestigieuses (Cannes, Berlin, Venise, et les Oscars de Hollywood) depuis 1945 montre que la part des professionnels français du cinéma est en recul : 21,5% des récompenses entre 1945 et 1965 (66 sur 306), 14,1% pour la période  allant de 1966 à 1985 (52 sur 367), 11,2% pour les années 1986-2012 (63 sur 560). Une attention portée aux seuls festivals de Cannes, Berlin et Venise pour éviter de  surestimer une manifestation aussi américano-centrée que les Oscars produit un retrait identique (on passe de 28,7% à 11,2% des récompenses). La perte de l’influence internationale du film français de qualité se double de l’incapacité française à produire des films à très forte audience qui soient de qualité.  Dans les deux cas, l’essentiel des entrées est réalisé sur le territoire national. Le caractère inexportable des fictions françaises touche tous les dispositifs de consommation (salles, télévision, DVD, internet). Dans la seconde moitié des années  1990, le poids de la fiction française (films, téléfilms et séries) dans le  total des programmes de fiction importés et diffusés par les chaînes de  télévision européennes, variait entre 2 à 3% du total, juste derrière le  pourcentage des réalisations britanniques (entre 5 à 6%) mais bien après celui  des productions américaines (plus de 70%)   .

Essentiellement financés par la télévision, les films français sont rapidement diffusés par cette dernière, surtout dans le cas des premiers films dont la part dans le volume de production annuelle n’a cessé de croître (40% du total dans les années 1990 contre 25% dans les années 1970). Dans la plupart des situations, la sortie en salles ne sert qu’à obtenir le prestigieux label "cinéma", l’espoir d’une visibilité critique dans les revues intellectuelles, et in fine, la cascade d’aides automatiques qui a justifié initialement la fabrication du produit. Pensés pour le petit écran, les films nationaux, demeurent – même dans le meilleur des cas – des petits films, rarement rentables (en 2008, une étude de l’Ecole des Mines de Paris faisait apparaître que 12% seulement des 162 films français produits en 2005 étaient rentables). Certes la rentabilité n’est pas un gage de qualité mais, à l’inverse, comme le rappelait René Clair en 1960 : “L’insuccès d’un film n’a jamais été la preuve de sa valeur”. Pendant que les "grands films" du jeune cinéma français passent rapidement à la télévision faute de spectateurs dans les salles, les nouvelles séries télé américaines triomphent à la télévision française. Elles font l’objet de commentaires élogieux de la part des spécialistes et du public qui n’hésite pas à les visionner sur internet (même illégalement) avant leur diffusion en France.  Certaines de ces séries sont d’une qualité telle que leur programmation en première partie de soirée éclipse parfois la sortie de films en salle. Dans le même temps, aucun internaute ne cherche à pirater sur le web, les épisodes de Julie Lescaut, Navarro ou Louis la Brocante.

Il est difficile dans l’observation de la consommation et de la culture cinématographique de produire des études comparatives. Nous savons cependant que la spécificité du cinéma français réside moins dans son arsenal d’aides à la production des films qu’à l’entretien et à la diffusion de la culture cinématographique. Dans ce domaine, l’Etat comme la société civile, les soutiers anonymes de la culture populaire, les grandes fédérations des ciné-clubs des années 1950, l’éducation nationale, l’enseignement catholique, la  cinéphilie intellectuelle et populaire ont joué un très grand rôle. On doit à cette mobilisation spécifique la plus célèbre école artistique de cinéma : la Nouvelle Vague, mouvement de spectateurs cinéphiles devenus réalisateurs, qui ont construit leur programme de "la politique des auteurs" à partir de la valorisation du grand cinéma commercial américain des années 1930 à 1960, de Hitchcock à Hawks, de Ford à Huston. Il est d’ailleurs paradoxal de constater que ceux qui, aujourd’hui, se revendiquent traditionnellement de la Nouvelle Vague et de son modèle d’expertise cinématographique (le cinéma "d’auteur") l’utilisent notamment pour dénoncer a priori la médiocrité supposée des productions en provenance des Etats-Unis. Le sentiment ambivalent produit par l’enthousiasme médiatique autour du triomphe de The Artist – entre autosatisfaction chauvine et critique ironique – est le produit de ce paradoxe.

Assurément, la réussite de The Artist est liée à l’amour du cinéma en général, et à celui du cinéma américain, en particulier. Malgré les rejets dont il fait souvent l’objet, Hollywood demeure spontanément associé, dans les esprits et dans les cœurs des cinéphiles français - mais aussi dans les palmarès, les dictionnaires, les éditions de DVD, les programmations des cinémathèques, des chaînes de télévision ou des sites internet spécialisés - au cinéma de qualité, par excellence. Et cette reconnaissance explicite de la grandeur cinématographique américaine traduit l’aveu implicite de la modestie générale des films français

 

* Cet article est initialement paru, sous une forme sensiblement différente, page 29 du numéro 13 de l'hebdomadaire luxembourgeois Lëtzebuerger Land ("Unabhängige Wochenzeitung für Politik, Wirtschaft und Kultur") du 30 mars 2012.