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Début mars 2012, le Sénat des États-Unis interroge le chef d’état-major interarmées, le général Martin E. Dempsey, pour savoir si une intervention militaire en Syrie serait envisageable. La réponse du général contient cette formule lapidaire, quatre mots seulement dans l’original : « We can do anything (1) » (« Nous sommes capables de tout faire »).

Sortie de son contexte, cette phrase pourrait servir à désigner l’une des dimensions essentielles de notre culture. En effet, toutes les civilisations ne partent pas du principe que les hommes peuvent faire tout ce qu’ils veulent. Ce principe surgit au moment où le paganisme commence à céder la place aux religions monothéistes. La différence majeure qu’apportent celles-ci réside en ce que leur dieu, au lieu d’intervenir dans un monde déjà existant pour y remplacer le chaos par l’ordre, ainsi que le faisaient les dieux des païens, crée lui-même le monde à partir de rien.

À l’époque des Lumières, on commence à penser le monde sans recourir à l’hypothèse « dieu » et l’on transfère à l’homme les attributs divins. Saint-Just déclare en substance, devant l’Assemblée nationale : c’est au législateur de rendre les hommes ce qu’il veut qu’ils soient. Ce volontarisme révolutionnaire sera renforcé par les progrès rapides de la science et de la technique à partir de cette époque. Les dirigeants des empires totalitaires du XXe siècle s’en inspireront : ils croient maîtriser aussi bien les processus biologiques que les lois de l’histoire, à plus forte raison le comportement des individus. « Vous ne me connaissez pas encore, je peux tout faire », disait, menaçant, le chef de la police politique stalinienne Guenrikh Yagoda (2).

C’est dans cette grande tradition monothéiste, chrétienne, révolutionnaire, européenne, communiste que s’inscrit le propos du général Dempsey. 

La colonne voisine du même quotidien relate un fait en apparence sans rapport avec le précédent. La veille, le 11 mars 2012, un certain Robert Bales, sergent de l’armée américaine qui occupe actuellement l’Afghanistan, courant d’une maison à l’autre, a massacré dix-sept civils, dont neuf enfants, avant de mettre le feu à leurs cadavres. Sans rapport ? Lors­qu’au cours d’une guerre on confie aux hommes la tâche de « tout faire », certains d’entre eux – à force de vivre dans la violence quotidienne et de craindre à chaque instant pour leur survie – peuvent devenir fous et commettre des actes inadmissibles.

Le cas du sergent Bales en rappelle d’autres. Celui du Norvégien Anders Breivik qui, le 22 juillet 2011, a tué 77 personnes à Oslo et dans les environs, avec l’intention de mettre en garde les Norvégiens et, au-delà, tous les Européens contre la « menace islamique » ; ses victimes sont pour l’essentiel de jeunes militants travaillistes qu’il trouvait insuffisamment conscients de cette menace. Ou celui du Français Mohamed Merah qui, ce même 11 mars 2012, abat un militaire, le 15, en exécute deux autres et, le 19, massacre quatre civils dont trois enfants. Le mobile invoqué par Merah pour ces tueries est de venger les affronts subis par les musulmans dans d’autres pays, en Afghanistan ou en Palestine. Breivik et Merah sont-ils aussi fous que le sergent Bales ?

Ce que ces trois personnes ont en commun, en dehors du conflit Occident-islam, c’est le fait d’avoir repoussé les limites qui encadrent habituellement les conduites humaines. À l’instar du général Dempsey, ils se sont cru un jour capables de tout faire. Nourris des discours qui présentent les ennemis comme une menace mortelle, ils ont décidé d’endosser eux-mêmes le rôle de défenseur et de justicier… et ils ont commencé à tuer. 

 

Tzvetan Todorov