J.-Clet Martin entraîne son lecteur dans l’univers deleuzien dont on ne sait si l’on en sort indemne.

Le livre de Jean-Clet Martin est une invitation à relire l’œuvre de Deleuze dont il est comme un abrégé, pour aller de Deleuze à la philosophie ; "ce petit livre"   suit cette trajectoire-là, éclairant une œuvre par des notions et concepts égrenés le long d’une ligne composée de dix points. Cela commence par une sensibilisation (1. Le sens du problème) à une œuvre somme toute exemplaire ("ce que les livres de Deleuze nous apprennent"   ) et cela se termine par une réflexion sur ce qu’est une philosophie digne de ce nom, à savoir une philosophie qui offre une nouvelle vision (10. Le concept) : "On n’est philosophe que pour avoir produit cette contrée merveilleuse qui donne à la pensée sa nouvelle image."  

Cette étude ramassée se compose d’une série d’instantanés au moyen desquels l’auteur fait lire « Tout Deleuze »   comme ce dernier avait fait lire « TOUT Kant »   dans son livre La philosophie critique de Kant. Son point de départ concerne la manière deleuzienne de faire de la philosophie ; c’est d’abord celle d’un professeur qui étudie tout net les philosophes, c’est ensuite celle d’un philosophe dont la vie coïncide avec une expérience élargie et approfondie de l’expérience commune et banalisée : « une philosophie intervient dans un système selon une ligne qu’elle déplace entièrement et qui engage la vie d’un penseur sur un véritable processus, une aventure plus que personnelle qui change tout dans l’appréhension des événements »   . Le tout est alors de donner à voir « une véritable philosophie critique »   , de donner l’image d’une œuvre en la parcourant par ses moments conceptuels vus comme des plans fixes enchâssés. Que donne à entendre ce livre compliqué, plein d’images ?

C’est une philosophie au corps qui nous est présentée là, une philosophie ou épreuve de quelque chose qui travaille au corps, "une difficulté éprouvée"   ; car cette philosophie est expérience sensible voire sensitive : "La philosophie de Deleuze conduit à une expérimentation inséparable de notre pouvoir de sentir."   . C’est un sentir qui se mue en voir, qui se déploie indépendamment de la raison légiférante et de la volonté décidante. La philosophie selon Deleuze est le contraire d’un volontarisme : je ne pense pas ce que je veux. Je suis forcé à penser, aucun axiome de choix ne précède l’acte même de philosopher : "comme si une question était toujours posée par notre corps hors de tout calcul"   . Le philosophe selon Jean-Clet Martin serait ainsi quelqu’un qui peut dire j’ai un corps. La thèse du livre est que la philosophie deleuzienne est une philosophie de l’avoir et non de l’être c’est-à-dire du sujet auquel sont attribuées des qualités toutes faites, immuables : "Philosopher commence plutôt avec ce que j’ai, le mal dont je souffre, la pathologie qui me travaille. Avoir donc, plutôt qu’Être…"   . Sensibiliser le lecteur au problème, à ce qui arrive comme à ce qui m’arrive, c’est lui parler comme à un corps qui sert de vecteur et d’investissement à la pensée philosophante :"il s’agit déjà de l’ouverture d’un problème, de la géographie d’une réponse par la chair à un problème qui est avant tout philosophique, qu’on a dans la peau"   . Il apparaît alors que l’exercice philosophique est quelque chose de douloureux plutôt que de périlleux, comme le soutenait Deleuze ; ainsi lit-on que les questions du philosophe "ne sont pas sans souffrances"   . Cette présentation de la philosophie, qu’on entend aussi bien comme le fait d’avoir un problème que de soulever le cœur, l’envisage sous un angle forcément et exclusivement négatif : "cap au pire"   , "penser l’impensable (le pire)"   . Les mots du texte résonnent curieusement, donnant presque à entendre cet "empirisme radical"   comme quelque chose qui touche au vif, à de l’insupportable. Mais à ce moment du ressenti que dégage la lecture de Deleuze en première partie, s’adjoint en seconde partie celui des notions-clés de la philosophie deleuzienne qu’elle décante progressivement.

S’ensuit une succession de mises au point profitables à l’intelligibilité d’une œuvre difficile par son contenu comme par son style. Ainsi est-il question des dates qui ponctuent les Mille Plateaux   ; ainsi profite-t-on des explications concernant par exemple ce qu’est un corps sans organe   . Par contre, une étude serait à faire qui comparerait la question de l’image chez Aristote et chez Deleuze comme le suggèrent les pages 108 et 109 où il est question du Traité de l’Ame du premier et de L’Image-Temps du second. Dans l’ensemble, Jean-Clet Martin tire les fils d’une œuvre exigeante avec laquelle on n’est pas toujours avancé. Pédagogique, ce livre mène pas à pas son lecteur au cœur d’un univers où on s’enfonce. Le plus énigmatique tient à la datation de cette lettre mise en exergue du texte (24 avril 2009) où Deleuze s’adresse à l’auteur : "Je m’enfonce comme un chien (je préférerais comme un furet, mais je crois plutôt que c’est comme un chien) dans la recherche de ce qu’est la philosophie. C’est un sous-sol ou un boyau obscur. (…). Je suis content que vous repreniez l’objet concret, la meute, l’ossuaire. Ce sont des “animations” de concepts." D’un côté, on constate que la dernière partie du livre fait le lien entre le concept et la vie et qu’elle fait boucle ou cercle avec la citation inaugurale puisqu’il est en effet question de l’animation conceptuelle à la page 10 puis aux pages 114, 115, 116 et 122 ; d’un autre côté, on se dit que le livre en sa fin donne la raison de cette citation qui mériterait commentaire quant au vis-à-vis qui se tient là entre le je de Deleuze et celui de son destinataire imprégné de Borges et de Hegel.

Ce petit livre de 15,5 cm/10 cm est donc le livre d’un deleuzien qui s’inscrit dans la voie d’un maître pour dire que nous n’en avons pas fini avec sa philosophie, comme si elle était toute la philosophie. Mais à qui s’adresse-t-il sinon à des initiés ? Obscur, il l’est tant on s’enfonce comme par une vis sans fin. Surtout, aucune saine critique ne vient éclairer une œuvre où domine le voir ; c’est la sanctification d’ "une philosophie visionnaire"   . Ce livre montre finalement que philosopher c’est vivre d’une manière intense et que le voir philosophique se démarque du voir commun par une acuité presque blessante ; manque la joie. Qu’est-ce qu’une vie philosophique ? pourrait être sa question. Tout le livre se lit comme la manière dont Jean-Clet Martin vit la philosophie de Gilles Deleuze ; mais cela est une histoire qui n’engage pas le lecteur se situant hors du cercle de cet entre-soi, d’où l’impression de ne pas bien saisir la teneur de ce livre sur Deleuze