Emad Gad est directeur adjoint du Centre d’Etudes Politiques et Stratégiques, institut gouvernemental basé au Caire, intégré à la prestigieuse fondation Al Ahram. Optimiste, il estime que l’élection présidentielle égyptienne, qui promet d’être “libre et transparente”, se joue sur le débat idéologique de la conception de l’Etat, civil ou religieux, et non sur les programmes ou les personnalités des candidats.

 

Nonfiction.fr : Le premier tour de l’élection présidentielle aura lieu dans quelques jours, dans un contexte de confusion. Pourquoi ?

Emad Gad : Nous avons abordé la transition démocratique avec des élections parlementaires et non en rédigeant une constitution. Lors de ce scrutin, les urnes ont accordé une très large majorité aux islamistes, qui ont cru, pour cette raison, pouvoir dominer l’assemblée chargée de rédiger la constitution. La cour administrative a suspendu les travaux de cette assemblée, faute d’une représentation suffisante de l’ensemble de la société égyptienne. Elle a ainsi renvoyé la rédaction de la constitution à une date postérieure à l’élection présidentielle. Aujourd’hui, un flou juridique entoure les fonctions du futur président et l’équilibre des pouvoirs entre ce dernier et le Parlement.

Nonfiction.fr : Après ce revers, comment se positionnent les deux principaux partis islamistes, à savoir le parti Liberté et Justice des Frères Musulmans et Al Nour des salafistes ?

Emad Gad : Les Frères tentent de poursuivre leur hégémonie. Contrairement à leur promesse de ne pas présenter de candidat à cette élection, ils en ont pourvu un. Ils réclament des amendements à l’article 28 de la déclaration constitutionnelle - de mars 2011, base juridique actuelle- qui interdit toute possibilité d’appel contre les décisions de la Haute Commission Electorale - HCE, en charge de la supervision de l’élection. Ils craignent que, grâce à cet article, le CSFA - Conseil Supérieur des Forces Armées - qui dirige le pays depuis la chute de Moubarak, puisse truquer le résultat de l’élection présidentielle. Dans le même temps, ils ont peur d’une dissolution éventuelle du parlement qu’ils dominent. Car le CSFA s’apprête à émettre une nouvelle déclaration constitutionnelle qui octroierait au président le pouvoir de dissoudre le parlement. Quant au candidat des salafistes, Abu Ismail, la HCE a considéré qu’il ne remplissait pas les conditions requises par la loi, sa mère ayant détenu une nationalité autre que égyptienne. Le parti Al-Nour a officiellement apporté son soutien au candidat Aboul Fotouh, un islamiste modéré.

Nonfiction.fr : Pensez-vous que les craintes des islamistes quant au manque de transparence des élections soient fondées ?

Emad Gad : Non. Je pense que nous aurons une élection libre et honnête. Tout d’abord car les élections législatives l’ont été et que la communauté internationale les avait saluées. Ensuite, parce que la loi électorale a été amendée. Ainsi les résultats seront annoncés gouvernorat par gouvernorat, amoindrissant les chances d’une falsification au plus haut niveau. De plus, 12 000 juges, des associations de la société civile, de nombreuses ONG locales et internationales participeront à la surveillance du scrutin, sous l’œil attentif de 900 journalistes étrangers. Les accusations des Frères s’inscrivent dans une stratégie plus générale. Ils savent que leur candidat, Mohamed Morsi, est très faible. Ils préparent la voie à une future contestation dans le cas où ils perdraient les élections. Mais je pense que la grande majorité des Égyptiens acceptera les résultats, dans le but d’achever la transition et de donner sa chance au futur président.

Nonfiction.fr : Le Parlement a voté une loi bannissant les figures de l’ancien régime, les "féloul", de tout mandat politique pour les dix prochaines années, soulevant des interrogations quant à la candidature d'Ahmed Chafiq, ancien général de l’armée de l’air et dernier Premier ministre de Moubarak. Qu’en pensez-vous ?

Emad Gad : Cette loi a été adoptée très tard, à quelques jours de la date limite du dépôt des candidatures. La cour constitutionnelle examine actuellement sa validité et nous devons attendre son prononcé. Personnellement, je pense qu’elle sera déclarée inconstitutionnelle. Ahmed Chafiq me paraît certain de rester dans la course. Il est d’ailleurs maintenant en tête selon les sondages.

Nonfiction.fr : Si Ahmed Chafiq emporte l’élection, de nombreux jeunes révolutionnaires et des islamistes ont promis de redescendre dans la rue…

Emad Gad : Un mouvement de contestation est probable en effet. Mais cette élection sera libre et juste, nous devons respecter son résultat. Et encore une fois, je pense que la grande majorité des Egyptiens accueillera avec bienveillance les résultats.

Nonfiction.fr : Qui sont les autres candidats favoris de cette élection ?

Emad Gad : A la veille de l’élection, quatre candidats sont en tête. Ahmed Chafiq donc. Mais aussi Amr Moussa, ancien ministre des Affaires étrangères sous Moubarak et ancien secrétaire de la Ligue Arabe. Selon tous les sondages, il se qualifierait pour le second tour. Aboul Fotouh, un islamiste modéré et dissident des Frères Musulmans, est parvenu à rallier à sa candidature des courants aussi variés que les salafistes ou des figures de proue issues des mouvements des jeunes révolutionnaires. Et enfin Mohamed Morsi, le candidat de la confrérie. Mais il ne jouit que d’une faible popularité.

Nonfiction.fr : Comment les électeurs choisissent-ils leur candidat ?

Emad Gad : Selon l’idéologie du candidat. Les islamistes vont voter pour un islamiste et les non islamistes pour un non islamiste. Deux conceptions de l’Égypte s’affrontent : un état religieux incarné par Mohamed Morsi et dans une moindre mesure par Aboul Fotouh, et un civil, représenté par Amr Moussa et Ahmed Chafiq. Ces deux derniers sont soutenus notamment par des libéraux, des chrétiens coptes et des laïcs désireux de contrebalancer la montée en puissance des islamistes. L’élection est focalisée sur l’identité de l’Etat. Les Égyptiens n’accordent que peu d’importance aux programmes.

Nonfiction.fr : De quel type de régime l’Egypte de demain sera-t-elle dotée ?

Emad Gad : Tout dépend du résultat de l’élection. Si un islamiste gagne, la majorité parlementaire réclamera un régime présidentiel et sinon, ils exigeront un régime parlementaire. Dans ce deuxième cas, la rivalité entre le Parlement et le président sera acharnée. Cependant, il y a de fortes chances pour qu’un compromis émerge, à savoir un régime mixte inspiré du modèle constitutionnel français. La majorité des Egyptiens accepte déjà cette solution.

Nonfiction.fr : Les généraux ont promis de rendre le pouvoir le 30 juin, après l’élection. Quelle sera leur place ?

Emad Gad : La présence du conseil militaire est fondamentale pour la stabilité du pays. Et il va continuer de jouer un rôle très important dans la vie politique et économique. Son poids ne s’amoindrira que graduellement, sur une longue période. Les généraux n’accepteraient jamais une solution inverse. En cela nous nous rapprochons du modèle turc.

Nonfiction.fr : Qu’en est-il des familles de victimes de la répression militaire qui réclament la traduction en justice des responsables ?

Emad Gad :  Ce dossier sera clos. Il serait trop dangereux de le rouvrir et de juger l’un des membres du conseil militaire. Pour des raisons politiques, pour la stabilité du pays, ce sujet sera passé sous silence. Ces familles pourront éventuellement obtenir certaines compensations mais jamais une condamnation.

Nonfiction.fr : Etes-vous confiant dans la période post-électorale qui va s’ouvrir?

Emad Gad : Absolument. Je crois qu’après cela nous allons construire un nouveau régime et restaurer la stabilité. La confiance va renaître, l’activité économique redémarrer et avec elle, la colère retomber