Une série d'articles pour penser le soi et le monde entre psychanalyse et théorie queer.
 

Je est un autre
Célèbre universitaire américain et figure importante des gay studies, Leo Bersani publie un ouvrage à cheval entre l’art, la psychanalyse et l’enseignement de Foucault. Sexthétique reprend une série d’articles jalonnant le parcours du théoricien qui déploie, depuis une vingtaine d’années, des stratégies de résistance aussi bien contre la répétition aveugle de l’hétéro-normativité ambiante – contre les normes hétérosexuelles qui balisent inconsciemment nos existences – que contre un enthousiasme naïf vis-à-vis de la théorie queer – théorie qui aurait offert, depuis les années 90, une "version simpliste d’une sexualité et subjectivité non identitaires."  
L’enjeu de l’ouvrage consiste à repenser l’identité au-delà d’une clôture individualisante sur le moi, c’est-à-dire : considérer l’identité dans sa dimension relationnelle mais aussi pulsionnelle. Ce double éclairage montre bien comment l’identité d’un sujet demeure toujours ouverte à autre chose que lui-même, toujours tendue vers un Dehors qui l’excède certes de l’extérieur mais aussi de l’intérieur.
D’un côté, la référence à Foucault permet de réfléchir l’identité non plus comme l’attribut d’un sujet précis mais, plutôt, comme une série de mouvements de subjectivation. Autrement dit, à la place d’envisager l’identité comme le degré zéro d’un communautarisme fermé ("nous sommes les mêmes, parce que nous savons ce que nous sommes"), il s’agirait, à l’inverse, de la penser en termes d’une construction de soi passant par une incorporation de normes, de rapports de pouvoir, par une inscription dans un champ historique et politique qui dépasse toujours le sujet tout en lui donnant vie. L’altérité me façonne, me déprend de toute certitude de moi-même, j’y suis "assujetti", au double sens du terme. D’un autre côté, l’appel de Bersani à la psychanalyse pour penser l’identité convoque la démesure, la force bouillonnante du pulsionnel à l’intérieur même du sujet. La psychanalyse empêche toute consistance du moi, excentre toute maîtrise volontaire sur sa propre vie. Au cœur même du moi, surgit alors une altérité endiguant toute certitude identitaire : à l’aune de l‘inconscient et face aux devenirs qu’il induit, qui suis-je? A nouveau, l’altérité me façonne mais, cette fois, de l’intérieur.

Sexe+esthétique+éthique
Le mot valise qui donne son titre au livre mêle d’ailleurs des notions typiquement freudiennes et foucaldiennes. En effet, le sexe, au sens de libido inconsciente, constitue sans doute l’originalité et l’outrecuidance de la découverte freudienne tandis que le dernier Foucault,  — une  fois remis en cause le sexe et la sexualité comme formation historique et discursive d’un certain pouvoir dans La volonté de savoir —, s’interrogeait, dans les deux derniers volumes de son Histoire de la sexualité, sur comment mener une vie à l’aune d’une beauté et d’une bonté défiant tous préceptes moraux. Le mot "sexthétique" conjugue ainsi à la fois l’esthétique et l’éthique telles que Foucault les envisageait mais aussi le sexuel tel que Freud le rencontrait dans sa clinique.
Bersani tente donc un grand écart épistémologique aussi périlleux qu’avantageux. D’abord, il pointe assez justement comment les queer studies se sont souvent emparées de Foucault pour questionner l’innaturalité du sujet et la possibilité d’en établir une construction subversive à partir d’un engagement dans des pratiques et des lectures politico-sexuelles visant à re-signifier, à détourner et à faire valoir la plasticité des normes en vigueur dans nos sociétés hétéro-centrées. Bref,  Foucault et la (micro)-politique pour une volonté de transformation du soi. Cependant, cet élan foucaldien a parfois conduit les mêmes queer studies à rater l’intérêt de la psychanalyse et de sa déconstruction du sujet. Leur rejet de la psychanalyse constitue une double erreur pour notre auteur. D’une part, les théoriciens de la déconstruction du genre et de la sexualité n’ont pas vu que la psychanalyse travaillait, malgré elle (?), à remettre en cause le postulat de la naturalité du sexe. En ce sens, Bersani, n’hésite pas à affirmer à plusieurs reprises que, malgré les jugements de perversion qu’elle a pu rendre, — abusivement et pendant très longtemps —, à l’encontre de certaines minorités ou pratiques sexuelles, malgré la vulgate post-freudienne du développement de la psyché par stades devant aboutir à la sacrosainte maturité hétérosexuelle, la psychanalyse dispose néanmoins, depuis sa naissance, d’une dimension subversive qui va justement dans le sens d’une déconstruction des idéaux naturalisants de la sexualité et de l’identité. Bref, la psychanalyse comme alliée pour continuer à semer "le trouble dans le genre" ! Le livre excelle d’ailleurs dans un jeu de renversement de la lettre des textes psychanalytiques pour leur redonner un piquant des plus jouissifs. Avec impertinence, Bersani reprend mot à mot la logique de telle ou telle affirmation freudienne pour la pousser dans ses ultimes retranchements et montrer qu’à bien la lire, loin d’être au service de la position hétérosexuelle, cette dernière valorise la position homosexuelle comme réponse possible aux malaises de la civilisation. Dans la même veine, on saluera sa relecture du Banquet platonicien et sa démonstration, toute deleuzo-guattarienne, d’un désir qui ne souffrirait pas de manque.

La mort et le monde
Mais l’intérêt de la psychanalyse pour repenser l’identité à travers l’invention de nouvelles formes de relationnalité ne s’arrête pas là. Conjuguer Freud et Foucault, permet, en effet, d’indiquer comment les queer studies ne se sont pas aperçues qu’à négliger l’apport psychanalytique, elles se voient contraintes à rester confinées dans la sphère de l’imaginaire et de la libre volonté. Les reconstructions et les déprises de soi militantes, auxquelles elles aspirent, oublient ce qui constitue la découverte à la fois la plus désenchantée et la plus puissante de la psychanalyse : l’irréductibilité réfractaire des humains à l’adaptation au réel, le ratage constitutif de toute vie, l’impossibilité d’être pleinement. C’est ce que Freud épinglait du nom d’"au-delà du principe de plaisir" : cette incroyable tendance à la démesure, à l’excès, au dépassement de la limite du bon sens, voire à la destruction de soi. Or, c’est justement ce point de discontinuité entre nos vies et celle de la naturalité du monde qui permet de se dégager des règles morales et psychologiques pour construire une éthique. Face à ce constat d’inadaptation de l’homme au monde, force est de s’inventer des manières de vivre ensemble… malgré tout. L’approche psychanalytique montre comment la volonté et l’imaginaire queer visant de nouvelles modalités de relation se trouvent fondamentalement ruinés par le réel à l’œuvre dans l’inconscient. L’hypothèse freudienne de la pulsion de mort, et la relecture qu’en donnera Lacan par son concept de "jouissance", est que tout effort humain de construction se trouve toujours fondamentalement mis en péril, sapé, par l’inadéquation au monde qu’a fait naître en nous le langage.       
Relire Freud avec Foucault, penser un "Fr/oucault", comme n’hésite pas à l’écrire Bersani, permet donc de rendre justice au premier tout en questionnant les avancées théoriques du second. Si la position est inconfortable d’un point de vue théorique, elle permet aussi bien de mettre en évidence la valence micro-politique propre à la pensée de l’inconscient que de relancer la psychanalyse dans un questionnement sur son engagement quant aux modes d’existence qu’elle encourage. L’enjeu est de taille : il s’agit de questionner la clinique d’un point de vue  politique.
La réflexion théorique de Bersani s’adresse donc aussi bien aux joyeux militants et activistes du sexe qu’aux pesants gardiens du temple du symbolique. L’auteur refuse aux uns comme aux autres toute position de vérité car "l’appel à la vérité a toujours servi d’arme puissante dans les projets de domination"   . En foucaldien, Bersani rétorque aux défenseurs de l’ordre sexuel que la drague homosexuelle, le masochisme ou n’importe quelle tentative d’invention de relationnalités inédites sont à encourager pour enrayer la manufacture télévisuelle des subjectivités, pour sortir de la lourdeur phallocentrique qui règne sur un monde incapable de reconnaître la valeur de la perte du pouvoir, de la passivité ou de la désintégration du soi.
Mais Bersani, non sans malice, n’hésite pas non plus à mettre en garde ceux qui tireraient des conclusions hâtives d’un trop rapide survol des textes de Foucault. "Dans l’ensemble, les gays ne sont pas moins ambitieux et, bien qu’il en coûte de l’admettre, pas moins réactionnaires et racistes que les hétérosexuels. Vouloir faire l’amour avec un autre homme n’est pas exactement une référence en matière de radicalisme politique."   Pour l'auteur, la dimension du désir ne s’avère subversive qu’à condition de passer par un travail ascétique sur soi, par une véritable transformation de soi impliquant une remise en cause de notre adhésion aux modèles et aux modes d’être en vigueur dans la société, dans ses marges tout comme dans ses franges dominantes. Concrètement, cette ascèse requiert l’abandon de tous les idéaux phallocratiques : perte du pouvoir, valorisation de l’humiliation, de la désintégration de soi, mise en avant de la faille. Telles sont les conditions pour que notre inscription dans le monde ne se fasse plus au prix d’une lutte pour l’affirmation et le triomphe du soi contre le monde mais, bien plutôt, à travers la reconnaissance de la place que le monde nous avait toujours déjà accordée en son sein. L’ouverture à la faillibilité, entendez à une identité basée sur une authentique hémorragie du sujet, ne viserait rien d‘autre qu’à nous reconduire vers le monde, à nous faire saisir notre appartenance au monde. On touche ici le point d’aboutissement ou de dépassement auquel aspirent les efforts de Bersani entre Foucault et Freud.


Ascèse pour chanter le monde
Tissant le fil d’un équilibre précaire entre ces deux monuments du vingtième siècle, Bersani, en funambule de la pensée, propose de nouvelles pratiques du soi qui viendraient chanter une correspondance avec le monde, une nouvelle écologie où l’on renoncerait à soi pour vivre de manière moins intrusive dans le monde. Ici, interviennent les différentes analyses (parfois un peu courtes, en comparaison à d‘autres ouvrages de l’auteur) du cinéma, de la peinture ou de la littérature comme autant de touches à la découverte de l’art de la vie belle : l’esthétique comme suppléance à l’im-monde de l’humanité.  Mais l’esthétique ne se cantonne pas aux œuvres d’art, elle concerne davantage la dissémination de soi dans le monde visible. A partir de cette incontournable faille que la psychanalyse nous permet de cerner, l’auteur suggère, dans des accents quasi phénoménologiques, qu’il faut s’inventer une nouvelle communauté d’être avec le monde. "Désormais, le monde est perçu comme un champ d’extensibilité du sujet, come le site des innombrables correspondances de l’être"   . Tout un programme!