O. Beaud invite, dans cet ouvrage stimulant, à repenser le phénomène fédéral, en élaborant une véritable théorie de la Fédération.

L’ouvrage que nous livre Olivier Beaud peut paraître étonnant à plus d’un titre pour un étudiant en faculté de droit. En effet, la plupart des études consacrées au fédéralisme dans les manuels de droit constitutionnel évoquent cette notion dans la partie consacrée aux formes de l’État. Par fédéralisme, les auteurs entendent généralement État fédéral ; et c’est par opposition à la Confédération dont les rapports relèvent du droit international que l’État fédéral est alors défini comme groupement d’États faisant naître une nouvelle entité étatique dont les rapports sont d’ordre cette fois-ci, constitutionnels ou internes. La question de la possibilité d’une double souveraineté ou d’une souveraineté partagée est la plupart du temps écartée au profit d’une redéfinition d’origine allemande de la souveraineté-puissance étatique mettant en avant le partage des compétences à l’œuvre dans la Constitution fédérale. La construction fédérale repose alors, généralement, sur les principes dégagés par Georges Scelle : principe de superposition, d’autonomie et de participation.
Face à cette présentation classique en droit constitutionnel de l’État fédéral, qui vise à faire entrer celui-ci dans une théorie générale de l’État centrée sur ses deux éléments constitutifs que sont la personnalité morale et la souveraineté, la thèse soutenue dans l’ouvrage est celle "d’une autonomie de la notion de Fédération conçue comme entité politico-juridique".

Cette thèse de l’autonomie repousse à la fois la construction "stato-centrée" de la fédération, qui achoppe sur la question du titulaire de la souveraineté, et l’opposition des disciplines que révèle la division entre Confédération et État fédéral, division qui recoupe largement celle entre droit international et droit constitutionnel. Cette thèse prend place dans une "théorie" de la Fédération dont la justification, "la tâche la plus ardue et la plus importante"   , réside dans la possibilité "d’articuler une systématisation avec une description de matériaux empiriques". La filiation méthodologique revendiquée par Olivier Beaud n’est autre que celle qui le lie au grand juriste allemand du second Reich, G. Jellinek. A l’instar de ce dernier, une théorie de la Fédération passe à la fois, pour l’auteur français, par une analyse des "bases empiriques" qu’offre à l’observateur l’histoire comparée du phénomène fédéral, et par le recours au discours juridique et politique ; cette théorie permet ainsi la construction d’un autre concept de Fédération mettant en lumière les éléments conventionnels à l’origine de ce groupement d’États dont émergent une institutionnalisation des structures fédérales et fédérées qui font la spécificité du concept en question.

Loin de toute exhaustivité, quelques développements consacrés à la nature juridique de la Fédération permettent d’élucider ce concept.


Les apories de la distinction traditionnelle entre Confédération et État fédéral.

"Toute étude sur le fédéralisme doit partir du constat initial et indiscutable qu’un tel arrangement institutionnel suppose l’existence, sur le même territoire et concernant la même population, de deux niveaux de "pouvoir", l’instance fédérale et l’instance fédérée"   . Or, la doctrine constitutionnelle qualifie ces deux niveaux comme niveaux étatiques. Une telle qualification met en jeu l’élément caractéristique de l’État qu’est la souveraineté, entendue classiquement comme pouvoir unique, indivisible et inaliénable. Ainsi la conciliation de ces deux niveaux de souveraineté se heurte à la définition même de celle-ci. Dès son origine, comme le montre Olivier Beaud dans son étude consacrée à la discussion entre Jean Bodin et Josias Simler relative aux rapports politico-juridiques existant entre les cantons suisses, la souveraineté a constitué un obstacle majeur pour penser le phénomène fédéral. Si la Suisse est historiquement un des premiers moments de cette histoire du phénomène fédéral, c’est bien entendu vers les États-Unis et les États fédéraux naissants de la seconde moitié du XIXe siècle que se tourne l’auteur pour disqualifier la souveraineté dans sa prétention à saisir valablement la Fédération.

John C. Calhoun, partisan des droits des États fédérés contre ceux de l’Union présente l’alternative suivante : soit la souveraineté appartient à chacun des États fédérés et leur association ne forme alors qu’une Confédération dénuée de toute souveraineté ; soit la souveraineté appartient à l’État fédéral et les États fédérés perdent alors leur souveraineté et par conséquent leur qualité étatique. Comme le rappelle Olivier Beaud, ce dilemme "a pour effet de rendre l’État fédéral littéralement impensable dans la mesure où cet "État central" n’a de fédéral que le nom. En réalité, il ne constitue qu’une forme particulière d’État unitaire, un État unitaire plus décentralisé que les autres"   .

La construction de l’unité politique allemande de la fin du XIXe retravaille cette distinction entre État fédéral et Confédération. La naissance du second Reich pose la question de la nature juridique de la nouvelle entité politique mise en place, et la réponse à cette question conditionne la signification de la distinction entre Confédération et Fédération jusque dans la doctrine contemporaine. Pour fixer cette distinction, la doctrine publiciste allemande, au premier chef Paul Laband, part des catégories juridiques développées par le droit privé – l’opposition entre les deux types de groupements que sont la corporation et la société – pour tenter de l’appliquer, par un effort de "systématisation" et de "purification" (Olivier Jouanjan) à l’objet "État" dont la spécificité en tant que groupement est d’être doté de la puissance de domination ou puissance étatique. A la différence de la société – simple rapport de droit entre les associés – la corporation fait naître, à travers son organisation statutaire, un sujet de droit ou personne juridique au-dessus des individus membres de ce groupement. Cette nouvelle entité juridique, comme tout sujet de droit, est dotée d’une capacité juridique propre, c'est à dire d’une volonté et de droits propres. A cette distinction fondamentale, deux conséquences juridiques ont pour objet de séparer nettement les deux types de groupements. En effet, la corporation permet de penser, tout d’abord, l’institution étatique comme collectivité unifiée d’individus, et de dépasser ensuite la question hautement polémique de la représentation politique des individus en lui substituant la notion d’organes étatiques.

Comme le souligne Olivier Beaud, si les conséquences juridiques de la distinction opérée entre Confédération d’États et État fédéral sont loin de faire l’objet d’un "véritable consensus"   dans la doctrine relative au fédéralisme, leur portée structure encore largement le discours dominant sur ce sujet. Cette distinction est jugée par l’auteur inopérante, et ce, à plus d’un titre. Animée de la nécessité méthodologique de ce "va et vient permanent entre les idées et les faits"   , et reprenant les critiques formulées d’ailleurs dès l’origine contre la distinction entre État fédéral et Confédération d’États, cette dernière ne peut rendre compte ni du droit positif, ni de l’unité du phénomène fédéral. Dès lors, le constat qu’en tire Olivier Beaud est très clair : cette distinction est un obstacle à la compréhension du phénomène fédéral.

Face à l’impasse de la distinction entre État fédéral et Confédération d’États, quelle option choisir pour penser le fédéralisme ? En accord avec les principes méthodologiques exposés, le juriste français n’entend ni se tourner, à l’instar de H. Kelsen, vers une "notion quantitative du fédéralisme"   , ni retravailler le contenu de la distinction classique. Guidé par le souci de rendre de compte de "l’unité du concept de Fédération"   , Olivier Beaud cherche à mettre en place un nouveau concept de la Fédération dans un mouvement que l’auteur qualifie de "géologique"   puisqu’il s’agit ici d’écarter les différents sédiments, les différentes strates qui ont recouvert et "refoulé la connaissance du substrat fédératif de plusieurs formes fédérales"   . S’appuyant sur des tentatives similaires tout en les renouvelant, l’enquête menée par le constitutionnaliste français le mène d’abord à interroger les moments fondateurs des différentes expériences fédérales, puis, questionnant la sémantique même  du discours fédératif, à se tourner vers le concept d’"institution" pour élucider la Fédération une fois constituée.


L’origine ambivalente de la Fédération

La première qualification "positive" que donne l’auteur au groupement fédéral est celle d’"union d’États"   . Si le moment institutionnel et la méthodologie dominante dans la science juridique moderne ont souvent eu pour résultat d’oblitérer les fondements contractuels et associatifs, la qualification ici retenue "vise essentiellement à rappeler que le fédéralisme est un processus de libre association"   . L’intérêt porté au concept historique et politique de la Fédération - qui permet justement de mieux penser ou de penser autrement le concept même de Fédération, dont la possibilité d’une autonomie est l’hypothèse qui guide l’enquête menée - fait ressortir plusieurs traits de l’"idée fédérale "   et n’est sans doute pas étranger à la filiation méthodologique revendiquée avec Jellinek en ce sens qu’à l’instar de la Théorie générale de l’État de ce dernier, la Théorie de la Fédération entend réhabiliter les arguments de type historique et politique dans la connaissance du phénomène fédéral. Le premier trait est celui, sans doute, de l’équilibre qui sous-tend toute construction fédérale, équilibre toujours à actualiser entre la pluralité des membres et l’unité du groupement formé. Le second trait qui découle de cette idée fédérale est celui d’une volonté commune à l’œuvre dont la traduction apparaît dans le pacte fédératif lui-même.

La première confirmation du caractère contractuel de toute Fédération apparaît dans l’étymologie même du mot. De même, les langues anglaise et allemande utilisent toutes les deux des termes relatifs au fondement contractuel lorsqu’elles évoquent leur différente forme politico-juridique. Ainsi, comme l’affirme O. Beaud, "Il n’est pas exagéré de conclure que la "contractualité" est justement un élément déterminant du concept de fédéralisme"   . Ce premier a pour corollaire un second, celui de libre volonté de s’associer. Si toute Fédération est originairement le produit d’une libre association voulue par ses membres, quelle trace cette marque de naissance laisse-t-elle sur le corps politico-juridique une fois formé ? Ici encore, il semble que l’analyse juridique dominante n’est pas susceptible de rendre compte de la spécificité de l’objet étudié. Refoulant le moment fondateur comme non juridique, elle ne s’intéresse qu’aux structures et rapports formels que les différents éléments fédérés et fédéraux entretiennent entre eux, et ces structures et rapports empruntent généralement au langage étatique leur signification. Or, puisqu’il a été vu, à travers la notion de souveraineté et la distinction entre État fédéral et Confédération, que les concepts étatiques étaient un obstacle à l’étude du fédéralisme, c’est également de ce langage qu’il faut se détacher. La question du nom de la Fédération fait ainsi l’objet d’une étude approfondie, et puisque la forme même de la Fédération est largement présentée dans le langage d’une relation hiérarchique et bipartite entre l’État fédéral et les États fédérés, rompre avec ce langage ne signifie pas autre chose que rompre avec cette construction bipartite elle-même.

Cette rupture conduit Olivier Beaud à formuler une proposition alternative et une terminologie plus adéquate. Dès lors, il devient nécessaire de dédoubler l’acception "Fédération" pour en faire ressortir la double signification de membre de l’ensemble et de désignation de cet ensemble. C’est ce vers quoi s’engage le constitutionnaliste français : "la "Fédération" désignera l’ensemble fédéral composé des deux sous-ensembles (instances fédérales et instances fédérées), tandis que la "fédération" désignera ce qu’on nomme la puissance publique fédérale (l’ensemble des organes fédéraux)"   .


La nature institutionnelle de la Fédération

Après avoir vu l’origine contractuelle à l’œuvre dans le phénomène fédéral et la redéfinition des termes propres à décrire ce phénomène, Olivier Beaud s’interroge sur la "nature juridique de la Fédération une fois formée"   . Pour valider l’hypothèse de la nature institutionnelle de la Fédération, l’auteur s’attache à décrire les deux vecteurs d’unité et de pluralité à l’œuvre dans ce genre de groupement que recouvrent, d’un côté, la fédération, et de l’autre, les États membres.

La fédération représente le "pôle unitaire" de la Fédération. Cette représentation de l’unité passe par sa construction. Si la fédération résulte du pacte initial, sa venue au monde est d’abord d’ordre symbolique : un nom, un drapeau, une devise. Mais, au-delà de cette constitution symbolique de l’unité, c’est le droit lui-même qui saisit et construit à l’aide de ses instruments l’unité de la Fédération. Le droit international est le principal facteur d’unification juridique de la Fédération en ce qu’elle tend à faire de la fédération son principal interlocuteur. Dans les relations extérieures de la Fédération, c’est bien la fédération qui représente la Fédération ; cette représentation est l’objet justement d’une construction juridique de l’unité en ce que les tiers à la Fédération traitent avec la fédération comme si il s’agissait de la Fédération elle-même. Si le recours à la fiction s’observe dans les traités internationaux autant d’ailleurs que dans les pactes fédératifs, cette fiction, par sa définition même, tend à adapter "le droit en fonction d’objectifs légitimes, afin de répondre à des buts pratiques"   . Bref, si le droit international déforme la réalité fédérative, la raison en est à chercher du côté des nécessités du commerce juridique plus que du côté de la volonté de saisir la Fédération dans sa réalité propre. En d’autres termes, selon O. Beaud, "les membres de la société internationale, c'est à dire le plus souvent les États, agissent et font comme si la Fédération était un État, et donc, ils font comme si elle était de même nature qu’eux   ". Ainsi, la pratique internationale fait de la fédération le "lieu-tenant" des États membres afin d’assurer l’unité de la Fédération dans son ensemble. D’où le paradoxe relevé par l’auteur : "la fabrication d’une unité collective à partir de la fédération relève de ce processus fondamental de différenciation entre les deux instances de la Fédération, entendu au sens précis d’institutionnalisation (l’institution fédérale se sépare de ses membres)"   .

Qualifier la Fédération d’institution nécessite également de s’interroger sur les rapports juridiques existant au sein de la Fédération elle-même entre la fédération et les États membres. Rendre compte de ces rapports implique justement de différencier entre les deux niveaux fédéraux et fédérés observés en tentant de les insérer dans l’espace fédératif auquel ils appartiennent. La qualification de la Fédération comme institution implique plusieurs choses : penser la fédération comme membre à part entière en la qualifiant de personne morale mais également, ne pas retenir toutes les conséquences juridiques de cette qualification afin de rendre présente dans l’ensemble fédératif l’existence des membres fédérés. Pareille construction substitue à la volonté des membres initiaux la volonté de la personne juridique créée, ces derniers disparaissant comme sujets juridiques distincts pour réapparaître comme organes de la nouvelle personne juridique. Dès lors, une telle construction n’est pas susceptible de rendre compte de la place laissée aux États membres dans la Fédération. Le principe de différenciation avancé par l’auteur implique au contraire, de "bâtir une théorie de l’institution qui soit en mesure de prendre en compte les deux volets du principe de différenciation entre la fédération et les États membres : à savoir d’un côté, la séparation, et de l’autre, la connexion"   . La possibilité de cette théorie de l’institution est étudiée à travers le principe de majorité que l’on retrouve dans toute forme fédérative ainsi qu’à travers les principes d’indépendance et d’interdépendance entre les deux niveaux fédératifs.

Il semble que ce principe de majorité remonte aussi loin que la pratique fédérale elle-même puisqu’Olivier Beaud mentionne son existence dans la Diète helvétique dès 1495. La signification de cette règle illustre le principe de différenciation en un sens très simple : la volonté d’un État membre ou d’une minorité d’États membres cède devant une majorité contraire. La raison de cette technique est à rechercher dans une compréhension institutionnelle ou corporative de la Fédération. En effet, toute corporation a besoin d’une volonté une et la seule manière de faire advenir juridiquement cette volonté de la corporation, dans la mesure où les différentes volontés des membres sont hétérogènes, passe par la procédure majoritaire. Les deux autres principes d’indépendance et d’interdépendance illustrent également ce principe de différenciation. Le premier, peut être plus connu sous le nom de "loi d’autonomie" associée à l’œuvre de G. Scelle, signifie principalement la garantie de l’existence constitutionnelle des entités fédérées. Tributaire d’une construction bipartite et hiérarchique de la structure fédérative, Olivier Beaud lui préfère celui d’indépendance qui rend mieux compte de la "double autonomie" tant fédérale que fédérée à l’œuvre dans la Fédération. Enfin, le principe d’interdépendance rend compte du partage des compétences opéré par la Constitution "Fédérale" et d’instruments juridiques tels que les immunités de certaines instances de la Fédération que ce soit, d’ailleurs, au profit de la fédération comme à celui des États membres.

L’étude de ce principe de différenciation met à jour la tension et la difficulté propres à tout phénomène fédératif, à savoir "ce double état contradictoire"   que la notion d’institution permet de penser. Ainsi, après avoir soulevé les apories de l’interprétation dominante du phénomène fédéral, étudié l’horizon contractuel dans lequel s’origine le phénomène en question, le renouvellement sémantique a laissé place à une théorie de la Fédération conçue comme institution corporative. Ces quelques pages s’achèvent ici mais l’enquête, elle, se poursuit. Pourvu qu’elles donnent au lecteur, fin limier, la ténacité de poursuivre la piste tant il est vrai que l’ouvrage considérable du professeur Beaud est de ceux qui renouvellent le regard porté sur le sujet. La construction européenne est là pour rappeler l’actualité et l’intérêt de ce genre d’enquête même si, comme dans toute bonne enquête, une partie du mystère demeure.