On sait que de nombreuses œuvres vouées aux interférences entre arts et sciences provoquent des scandales : scandales à propos du résultat (une œuvre par exemple), du moins en ce qui nous concerne ici. Quoique ce puisse être aussi un scandale lié à l’organisation d’une résidence d’artiste dans un lieu scientifique, ou à la difficulté d’organiser une rencontre entre artistes et scientifiques, ou au comportement de l’artiste relativement aux habitudes du lieu scientifique de référence.

Mais quels genres de scandales ? Des scandales internes aux deux institutions (les arts et les sciences) et des scandales auprès des spectateurs, des scandales internes ou externes donc. Mais encore ? Des scandales qui manifestent une transgression des limites entre des champs sociaux distincts (ici les arts et les sciences) et des scandales qui portent atteinte au " bon goût " d’un spectateur qui ne veut pas sortir de ses habitudes et routines. Et quels outrages, de quelle nature ? Des outrages simplement singuliers ou des outrages qui font montre d’un potentiel critique (de la part de l’art) en franchissant les limites imposées par les institutions ?
C’est pour répondre à ces questions que l’ouvrage co-dirigé par Jean-Marc Lachaud et Olivier Neveux, Une esthétique de l’outrage ? (Paris, L’Harmattan, 2012), a été conçu. Il explore la dialectique de l’esthétique et de l’outrage, en donnant au lecteur les moyens de cerner la notion même d’outrage.

Rappelons à ce propos que cette notion n’est pas simple à cerner. L’outrage constituerait d’abord une transgression qui toucherait à quelque chose de l’ordre du tabou. C’est un geste, ou un propos ou une œuvre, qui porte insulte aux " bonnes mœurs " (non réductibles à la morale et aux troubles à l’ordre public). En tout cas, il pose la question de ce qu’il est acceptable de laisser voir dans l’espace public de référence, garant de la décence et des convenances sociales. Sur le plan du droit, qui n’est pas exactement le nôtre ici, il relève du partage (flou) entre le public et le privé, conçu en termes d’espace et de topographie. L’outrage est constitué par le concours apporté à la circulation dans l’espace public d’une représentation rompant la cloison entre l’intime et le commun, le privé et le public : la publicité de l’acte sexuel, par exemple, constitue un outrage à la pudeur, et cependant ce même acte est parfaitement moral dans le silence de la chambre à coucher. Il reste que, plus généralement, l’outrage se distingue aussi de l’injure qui, lui, porte atteinte à l’honneur d’une personne, parce qu’il attaque le respect du à la fonction dont elle est investie.
Il n’en demeure pas moins vrai que l’outrage, cette fois en général, se donne bien pour interne ou externe (au contexte de référence). Interne : ici, interne à un domaine, les arts ou les sciences ; interne parce qu’il concerne avant tout les spécialistes, la transgression n’étant visible que par eux, et qu’ils peuvent l’accepter dans la mesure où ils y voient une possibilité de renouveler des problématiques (l’inverse étant vrai aussi, ils peuvent le récuser parce que cela bouleverse leur position dominante dans le champ de référence). Externe : il s’agit d’un geste qui révolte le public, de ceux qui ne sont pas des spécialistes, ni familier du domaine. L’outrage externe choque le non-spécialiste et se manifeste souvent par des mots qui le rangent du côté de l’argument d’autorité : " cela ne doit pas avoir lieu ". A quoi il est peu de réponses audibles. Car répliquer : " mais si, cela peut au moins avoir lieu ", signifie que ce qui est en question échappe à celui qui se sent agressé et qu’on le rejette du côté des ignorants. Ce qui revient à renforcer son ressentiment.

C’est par le cas du spectateur que la question revient en avant le plus souvent, de nos jours, dans le cadre des interférences arts et sciences. Notamment, dès lors qu’il en appelle à la censure, en ne comprenant pas le potentiel critique des œuvres présentées, relativement aux frontières (d’ailleurs non communes) entre arts et sciences. Mais c’est le cas aussi des institutions qui se sentent outragées par les œuvres d’artistes qui résultent du travail en leur sein, en résidence ou en contrat d’œuvre. On sait que les artistes sont à ce propos pris entre deux difficultés : s’engager dans une entreprise sur un contrat d’œuvre, et refuser de valoriser l’entreprise en question. Vieux dilemme de la commande ou de la résidence. On en lira les effets dans l’ouvrage ici présenté.