Ce travail collectif dépasse les polémiques concernant les études postcoloniales pour en expérimenter les possibilités théoriques dans une démarche pluridisciplinaire originale.
Les études postcoloniales ont suscité en France de nombreux débats : les uns accusent leur inutilité, voire leur nocivité, les autres les revendiquent comme un moyen essentiel pour comprendre la société contemporaine. Depuis une dizaine d’années que ces disputes marquent la vie intellectuelle française, on attend et on voit se dessiner de nouvelles manières d’envisager ce courant de pensée. En effet, il devient aujourd’hui moins intéressant de se demander s’il est néfaste ou important que les postcolonial studies entrent dans le champ académique : pour ou contre, nombre de publications (essais, ouvrages collectifs, numéros de revue, traductions) témoignent bien de leur présence.
Le dernier numéro paru de la revue de(s)générations, sous le titre “Postérité du postcolonial”, marque sans doute une étape intéressante dans l’évolution de la perception des études postcoloniales en France, et de leur (re)lecture. Différentes contributions rappellent la teneur des débats français, notamment les entretiens avec Catherine Coquery-Vidrovitch et Françoise Vergès. Cependant le propos ne se borne pas à une simple reprise du débat : en général, il s’agit moins de polémiquer que de s’interroger sur les sens et les usages possibles du postcolonial. La revue ne dresse pas non plus un bilan des débats, ou des différentes publications de ces dernières années. De manière très originale, elle ouvre des pistes fructueuses sur les problématiques importantes posées par les études postcoloniales.
Tout d’abord, en appréhendant la notion à travers l’idée de “postérité”, les contributeurs réfléchissent à l’ambivalence du “post-”. Le préfixe en effet ne mentionne pas uniquement une chronologie, ne désigne pas uniquement un après. Il indique aussi la nécessité d’un dépassement : alors que les traces du passé colonial demeurent dans le présent, il faut être capable de penser un au-delà, résolvant les antagonismes. Or le terme “postérité” fait bien référence à la ressaisie d’un passé à l’époque contemporaine, à la façon dont une histoire ou une mémoire devient un principe actif et moteur des pratiques culturelles et politiques d’aujourd’hui.
Achille Mbembe revient ainsi sur l’aptitude de la pensée de Frantz Fanon à se métamorphoser : les textes du psychiatre et révolutionnaire sont certes liés au contexte historique des luttes anticoloniales, mais leur signification s’ouvre aujourd’hui à d’autres interprétations où les concepts qu’il mobilise, comme la violence ou l’aliénation, prennent de nouvelles significations. Fanon apparaît alors comme un penseur extrêmement mouvant, vivant. De même, l’épilogue au volume proposé par Arnaud Zohou revient sur l’une des figures initiatrices des mouvements anticoloniaux, Toussaint Louverture : le révolutionnaire haïtien mort en 1802 apparaît alors comme une figure du passage et de l’entre-deux, une figure-carrefour entre les Antilles, l’Europe et l’Afrique, incarnant ce que Paul Gilroy a nommé l’“Atlantique noir” . Anthony Mangeon, en revenant sur les différents sens du préfixe de “postcolonial”, propose lui aussi de penser le terme dans un continuum où il est à la fois héritage d’un passé conflictuel – et par conséquent équivoque, pluriel – et une “ouverture sur le futur” , la possibilité d’une pensée postraciale.
Dans des entretiens, Catherine Coquery-Vidrovitch et Françoise Vergès mettent en relation leurs travaux historiographiques et les possibilités qu’ont ouvertes les études postcoloniales dans une reconfiguration de la production des savoirs : ceux-ci ne sont plus l’apanage des chercheurs occidentaux mais deviennent de plus en plus le fruit d’un dialogue entre des intellectuels de différentes parties du monde.
Un extrait du Journal du métèque de Jean Malaquais, juif communiste et résistant pendant la Seconde Guerre Mondiale, met en question l’idée de frontière. Le texte est mis en regard avec un poème de l’écrivain mauricien Emmanuel Juste. De la forme diariste aux tonalités épiques, des maquis français à l’île Maurice, les écrivains consignent une mémoire de lutte en exaltant les valeurs de l’échange et de la transgression des frontières, ce qu’accentue encore dans la revue le collage des deux textes. Ils permettent au lecteur de ressaisir un sens du postcolonial : la mise à mal des frontières, la “mémoire multidirectionnelle” où se font échos et s’éclairent différentes situations d’injustice historique.
Ensuite, la composition de la revue, en situant les textes littéraires en position centrale, rend à la littérature sa place déterminante dans l’élaboration des postcolonial studies, place qu’elle a un peu perdue en France, où le débat a souvent lieu entre anthropologues et historiens. Cependant, la revue ne donne pas l’ascendant à la littérature. Il met en pratique le caractère pluridisciplinaire qui caractérise les études postcoloniales, à la suite des cultural studies dont elles sont en partie issues. La littérature, l’histoire et les arts plastiques sont ainsi représentés au fil des différents articles, en lien avec la philosophie ou le cinéma.
Enfin, plutôt que de tenter de définir une théorie postcoloniale, la revue respecte la pluralité des approches qui caractérise ce champ. Plus encore, les contributions, plutôt que des études tendant à la monographie, prennent la forme d’essais et entretiens. Les textes acquièrent ainsi une dimension expérimentale : les auteurs lancent des hypothèses, mettent leur propos à l’épreuve, s’interrogent, proposent des pistes et des ouvertures. L’article présentant le projet de Dominique Mallaquais et Kadiatou Diallo prend ainsi tout son sens : on y découvre un espace artistique ouvert sur des projets en construction. Plutôt que de nous parler d’œuvres achevées, les deux artistes présentent une démarche de mise en réseau et de participation collaborative, le SPARCK (Space for Pan-African Research, Creation and Knowledge).
La dimension expérimentale des textes implique aussi la mise en jeu des auteurs. Les études postcoloniales se caractérisent très certainement par un souci accru à l’énonciation du discours des chercheurs : la question “D’où parle-t-on ?” est devenue primordiale. Laurent Dubreuil, dans un entretien avec Arnauld Zohou, met ainsi en relation une évaluation des apports des études postcoloniales avec son parcours de recherches singulier.
Le postcolonial apparaît donc comme une manière de construire un discours original sur le présent en tenant compte de l’histoire de différentes situations d’oppression, et surtout des luttes et des mouvements d’émancipation qui s’y sont opposés. Pour les chercheurs, elles deviennent un moyen de se resituer par rapport à son objet d’étude, pour dépasser les antagonismes dont la société hérite de l’histoire coloniale. Ce numéro de de(s)générations ouvre donc la voie à un autre qui sera consacré aux questionnements historiques et aux pratiques politiques qu’on peut formuler à partir du postcolonial.