Comment faire face à la la dispersion des théories du social ? Cet ouvrage collectif tente de faire le point.

Nous connaissons tous Durkheim, Parsons ou Weber, qu’il s’agirait toujours de "relire", et sans doute aussi Bourdieu, Butler ou Habermas, qu’on a peut-être véritablement lu. Mais qui a jamais entendu parler de Nancy Fraser, de Dan Sperber ou d’Harrison White ? En treize chapitres, ce sont donc ces derniers – et bien d’autres – que les quatorze contributeurs de La théorie sociale contemporaine ont voulu présenter, dans leurs relations avec leurs prédécesseurs prestigieux quoique parfois tout aussi mal connus. Car si les noms ont changé, c’est surtout la théorie au fondement de la recherche en sciences sociales que ces dernières décennies ont vu se développer intensivement, au prix d’un certain émiettement. Donner à connaître ces tendances éclatées, faire le bilan de leurs principaux apports et, pourquoi pas, établir les bases d’un débat réunificateur : telles sont dès lors les objectifs ambitieux et bienvenus visés par cette introduction à la social theory, encore faiblement différenciée des études empiriques dans le champ universitaire français.

Nature, culture, construction et cognition

Depuis la médecine antique jusqu’aux théories racialistes du XIXe siècle en passant par l’imaginaire ibérique de la limpieza de sangre, penser l’homme et la société a longtemps consisté à fonder en nature la hiérarchie des sexes, des peuples, des classes et des groupes sociaux. C’est alors largement à rebours du positivisme naturaliste du XIXe siècle que se sont déployées les sciences sociales à la suite des grandes œuvres des Pères de la théorie sociale réagissant aux mutations stupéfiantes engendrées par la révolution industrielle   . "On ne nait pas femme, on le devient" : la proposition de Simone de Beauvoir valant acte de naissance du féminisme intellectuel auquel s’intéresse Alice le Goff   résume bien comment la théorie sociale en général s’est majoritairement et résolument inscrite dans une perspective constructiviste régulièrement alimentée par le dévoilement du caractère contingent des conditions et des identités sociales ou même de la nature négociée des valeurs qui les organisent. La subversion des catégories sociales naturalisées a ainsi progressivement relégué toute forme de renvoi au donné naturel au-delà des marges du savoir, comme autant de vecteurs symboliques de la domination sociale.

Comme le rappelle Ramzig Keucheyan, ce constructivisme "propulsé (…) sur le devant de la scène au cours du demi-siècle passé" et érigé en "l’un des principaux paradigmes sociologiques"   a par ailleurs largement débordé le cadre étroit du débat sur la part de l’inné et de l’acquis pour s’attaquer à toute forme d’essentialisme. La question de la nature des êtres et des objets sociaux eux-mêmes a suscité un vaste spectre d’options ontologiques décrit par Pierre Livet et Frédéric Nef, et courant des théories de Bruno Latour qui rejette la réalité de tout objet, social ou non, jusqu’au "réalisme radical" de Barry Smith en passant par le "constructivisme modéré" de John Searle et la tentative de synthèse proposée par les deux auteurs de ce chapitre   . Selon ces derniers, il serait en effet possible de préserver une réalité du social qui ne résiderait pas dans la structure physique des êtres sociaux, mais dans les structures virtuelles des échanges multiples traversant les objets sociaux   . Retournant sur elle-même son élan critique, la théorie sociale entreprenait simultanément de remettre en question les données fondamentales de l’enquête sociale telles que l’action ou le sujet, fortement ébranlées depuis Luhmann et d’autres, comme le relève Louis Queré qui retrace les développements d’un "behaviourisme social" promoteur de protocoles devant permettre l’observation d’une rationalité non plus objective et située pour ainsi dire dans la nature, mais plutôt, de rationalités multiples, subjectives et évolutives   .

Pour autant, les sciences sociales n’ont pas échappé au tournant cognitif qui imprègne de nombreuses disciplines de manière significative depuis deux décennies et que décrit Gérald Bronner. Partant d’une prise au sérieux du "sens subjectivement visé comme un moteur fondamental (…) des phénomènes collectifs"   , le cognitivisme d’un Eviatar Zerubavel, par exemple, situe encore les catégories qu’il pense nécessaire à la pensée humaine dans cette réalité mouvante qu’est le langage ; mais force est de constater que les évolutions les plus récentes de cette tendance, encouragées notamment par les progrès des neurosciences et les complexifications de l’imagerie cérébrale, rouvrent la voie à une certaine forme d’innéisme, non sans provoquer quelques malaises au sein d’une communauté de chercheurs attachés à "expliquer le social par le social"   . Les nouvelles formes du naturalisme envisagé comme un objectivisme présentées par Dominique Guillo semblent par ailleurs promettre un regain de polémiques d’autant plus virulentes que les disciplines en opposition demeurent peu informées les unes des autres   .

Acteurs, structures, relations

D’une manière générale, les grands couples d’opposés qui constituèrent pendant longtemps les cadres de la discussion en sciences sociales semblent désormais tendre à s’estomper, ou tout au moins, à être abordés selon des modalités nouvelles. A titre d’exemple, les notions d’habitus, de capital et de champ conçues comme des réalités s’affectant mutuellement apparaissent comme une contribution majeure de Pierre Bourdieu au dépassement de la dichotomie entre objectivisme et subjectivisme. C’est donc aussi du côté du regard porté sur les dynamiques sociales, sur les structures et les individus dans leurs relations réciproques, que s’est produit un ensemble de mutations communes à nombre de théories du social.

Fortement mis à mal par la multiplication des critiques libérales adressées à son déterminisme démodé, le structuralisme lui-même a bénéficié d’un aggiornamento tel qu’a pu s’esquisser ces dernières années "un néostructuralisme (qui) s’appuie sur une théorie de l’action individuelle et collective qui reconnaît aux acteurs une capacité d’expérimentation et d’exploration"   , dont Emmanuel Lazega, l’un de ses principaux promoteurs en France, présente les enjeux   .

L’action et l’acteur semblent en effet compter parmi les principes-clefs de la théorie sociale contemporaine, tandis que depuis plusieurs décennies déjà, l’attention portée à l’ordinaire a conduit à déplacer le débat du terrain des structures organisant les intentions et les actions en société – où il se serait trop souvent embourbé dans des logiques circulaires et tautologiques – à celui des procédés utilisés par les acteurs pour organiser et exprimer un savoir de leurs actions, lequel se verrait ainsi accorder plus de crédit à la faveur d’un désengagement de la question de l’"intention" de l’acteur   .

Des diverses formes de la théorie de la reconnaissance dont Estelle Ferrarese dresse un portrait serré   aux différentes ontologies explicites ou implicites décrites par Pierre Livet et Frédéric Nef, en passant par le pragmatisme dont Louis Queré rappelle les principes   , un consensus net semble s’être dégagé sur une définition du social comme nœud d’interactions, de relations interindividuelles ou intersubjectives, consacrant l’avènement d’un certain "individualisme méthodologique" par ailleurs compatible, d’après Pierre Demeulanaere, "avec une perspective pragmatiste, une perspective cognitiviste, une perspective ethnométhodologique, etc."   . Selon lui, l’enjeu prioritaire de la théorie sociale serait donc désormais de formaliser ses acquis dans le cadre d’une "sociologie analytique" à vocation universelle, testant et agençant les propositions en s’affranchissant du poids des courants, des paradigmes et des noms d’auteurs.

Décrire et transformer

Analytiques, les sciences sociales doivent-elles être seulement descriptives ? Et l’ont-elles jamais été ? "L’enjeu n’est plus simplement d’interpréter le monde, mais de le transformer."   En paraphrasant ainsi Marx, Stathis Kouvélakis met en évidence une relation bien perçue et assumée par nombre des auteurs dont il est question dans ce livre, revendiquée même par certains : incontestablement, l’une des plus évidentes singularités des sciences sociales est leur implication dans le monde qu’il leur revient de comprendre. On connaît d’ailleurs bien les affinités entre les formes analytiques et politiques du marxisme et du féminisme, entre lesquelles les allers-retours ont été constants, et constitutifs des unes comme des autres. De même, le "tournant culturel" initié par le développement des cultural studies puis des postcolonial studies et décrit par Thierry Labica   ne se comprend ni en dehors du contexte de changement social et de luttes émancipatrices dans lesquels il se produisit, ni sans égards pour la forte politisation du milieu académique dans lequel il plonge ses racines. Les approches pragmatiques elles-mêmes, tout en étant assez hostiles à une théorie sociale trop "descriptive", assument généralement la dimension utilitaire des enquêtes sociologiques qu’elles entendent formaliser : dans ce sens, au début du XXe siècle, l’américain John Dewey tirait déjà de ses analyses sur la négociation des valeurs la conclusion d’un impératif de développement de la démocratie, seul régime en mesure, selon lui, d’organiser des jugements rationnels   .

Ce caractère essentiellement politique, avec lequel a sans doute à voir la résilience incontestable du marxisme intellectuel dans l’aire anglo-saxonne et son irrigation de la pensée sociale au-delà du monde occidental   , est lourd de conséquences théoriques. De là, sans doute, vient cette autre spécificité des sciences sociales qui réside dans le renouvellement perpétuel des questionnements sur leurs méthodes   , motivé par la conscience désormais partagée que leurs objets sont aussi façonnés par des épistémè, par les attentes et les représentations des chercheur, qui doivent donc s’imposer un travail de réflexivité fondamental.  "Les actions épistémiques des chercheurs en sciences sociales ont pour effet soit de modifier directement les interactions entre acteurs sociaux (…) soit de construire de nouveaux objets sociaux (…) réutilisés par les acteurs"   : ce qu’enregistre en définitive la théorie sociale contemporaine, c’est la faculté essentielle de la connaissance sociale à s’invalider elle-même, par sa propre validité… Ce qui désespèrera certains chercheurs en réjouira d’autres frustrés par les réflexions de Popper sur la scientificité, qui pourront y voir le régime de réfutabilité propre à une science sociale.

Au-delà, ce lien investit les sciences sociales d’une mission engageant directement leur responsabilité dans un double-mouvement précisément décrit par Bourdieu, auquel Loïc Wacquant consacre un chapitre entier : "Porter au jour la violence symbolique (…), c’est révéler dans le même mouvement les conditions sociales dans lesquelles ces hiérarchies peuvent être remises en causes, transformées, voire renversées"   . Ce double aspect du travail des sociologues rend alors d’autant plus pressant, en retour, une sociologie des sciences sociales, et l’abandon méthodique du rôle de "spectateur impartial" à la faveur de celui, nécessaire, du scientifique collectivement immergé, engagé.

En définitive, si on n’en identifie pas toujours bien la cible, et en dépit du choix d’une présentation fragmentée, ces quelques deux-cent pages n’en constituent pas moins un panorama théorique efficace et utile aussi bien aux étudiants en sciences sociales qu’aux spécialistes de disciplines proches, ou encore aux lecteurs avides de se rendre le monde social supportable en nourrissant leur capacité d’indignation