Dans le sillage des amours de leurs dieux, la légalisation des amours humains du Moyen-Orient antique favorise fertilité et transmission, sans exclure séduction et exaltation érotique.

Les amours gravés dans la pierre et les tablettes qui nous sont parvenues de cette aire géographique et de cette ère chronologique courant de la civilisation de Sumer à celle de Babylone (en gros du IVème au Ier millénaire avant l’ère chrétienne) sont essentiellement affaires de dieux, d’un côté, et d’unions à des fins de reproduction sociale de l’autre, au moins pour ce qui concerne ce que les scribes ont jugé utile de consigner. Ces modalités amoureuses, qu’elles soient décrites dans des mythes sujets aux interprétations multiples, ou des codes de loi, n’en sont pas moins fascinantes. L’approche étymologique et lexicologique de Véronique Grandpierre donne accès à un vocable, parfois très imagé, associé aux relations charnelles des divinités tutélaires qui jette un éclairage sur la perception des rapports intimes. Enfin, les ressources archéologiques propres à l’espace matériel des habitants des cultures antiques moyen orientales sont ici utilisées à profit pour relater le cadre d’ébats qui se révèlent bien différents de ceux que l’imagerie exotique nous a livré.

Véronique Grandpierre présente en effet son ouvrage comme une étude historique à contre courant des visions d’un Orient libidineux et efféminé transmises par un Occident chrétien prônant les vertus de la continence. Aussi cette immersion dans les mœurs du Moyen-Orient antique proposée par l’auteur fait-elle pièce aux clichés d’une Babylone décrite comme la Grande prostituée ou ceux de Sodome et Gomorrhe. Le sujet traité constitue évidemment un grand puzzle dont toutes les pièces et tous les codes ne sont pas encore trouvés mais le matériau à disposition justifie largement une telle étude.

Les amours les mieux connus de l’époque sumérienne sont d’abord ceux des dieux, fournissant un corpus large auquel l’auteur s’attache tout d’abord. L’union d’Enlil et Ninlil est décrite comme la neutralisation "de forces identiques de sens contraires. Conjuguant ces vents, ces tourbillons, ces orgasmes, ils instaurent la stabilité"   Les approches d’Enlil sont remarquables par leur franchise et le refus de Ninlil sans ambages : "Je veux te pénétrer ! lui disait le seigneur, mais elle refusait (…). Mes lèvres sont trop petites : je ne saurais baiser !"   .

Ces unions divines ressemblent parfois à la traduction du développement de la société agraire et pastorale dans les plaines du moyen orient, la fertilité y occupant une valeur centrale. Ainsi l’approvisionnement en eau de la ville de Dilmun par Enki/Ea, dieu de la sagesse associé aux représentations phalliques, est décrite ainsi :

"Avec son pénis creuse un fossé pour l’eau (…)
Emplit toutes les rigoles de son sperme (…)
Déchirant de son pénis le vêtement
Qui couvrait le vêtement de la terre !"  

Cette fertilité, à la base du développement des sociétés agraires et pastorales d’un Moyen-Orient sumérien de plus en plus sédentaire, constitue une valeur centrale pour l’économie autant que pour l’organisation sociale des humains. Il est peu surprenant donc qu’elle définisse les valeurs morales et guide les codes de loi en matière de rapport sexuel. 

Les mythes des amours divins expriment-ils les valeurs d’une société matriarcale dominée par la déesse mère qui se traduisait par la domination des prêtresses sur la royauté masculine ? Le mariage sacré du futur roi à la grande prêtresse dans le temple de cette dernière marquait son adoubement. Cette prééminence féminine se cristallise autour de la personnalité d’Inanna/Istar, déesse de l’amour, personnalité "troublante, ambiguë et apparemment contradictoire"   , "capable de faire plier devant elle les dieux et les montagnes"   .

Comme le précise l’auteur, si c’est la déesse de l’amour, ce n’est pas celle du mariage, mais une déesse "séductrice, prônant l’amour charnelle et physique". Ses lieux de culte sont associés à des lieux de prostitution et c’est elle aussi qui apporte la civilisation. C’est d’ailleurs une de ses servantes qui permet à Enkidu, compagnon de Gilgamesh, de sortir de son état sauvage. Elle est aussi la pure, la vierge belliqueuse, tout  à la fois déesse guerrière et des arts, qui, une fois violée dans son sommeil, poursuit sans répit l’agresseur afin de lui infliger un châtiment humiliant.

Véronique Granpierre cite: "Elle est celle qui danse dans toute sa virilité", androgyne, parfois barbue, bref celle qui allie les contraires. On retrouve cette alliance ou cette cohabitation des contraires en une même entité qui définit la perfection dans de nombreuses cosmogonies anciennes. C’est aussi elle qui définit l’identité sexuelle, protectrice des travestis, des homosexuels et des eunuques   .

L’auteur rappelle aussi, à juste titre, les parallèles entre la description des étapes (et obstacles) de certaines unions divines avec les différentes étapes du parcours des initiés vers le savoir. C’est cet aspect métaphorique qui donne à ces unions une dimension supplémentaire, voire même une dimension différente, que celle de la seule union charnelle. L’âme, le corps et le savoir suivent des parcours entremêlés, bien plus complexes que les perceptions réductrices du discours occidental normalisateur à ce sujet. On pourrait même ajouter que la disparition de ce lien intime et privilégié entre sexualité et savoir est une des dimensions les plus importantes du développement des cultures qui aboutiront aux sociétés modernes.

Au IIIème siècle, les rois se disputent les faveurs d’Inanna/Istar et "la supériorité politique  qui en découle"   . Légitimant le pouvoir des souverains, ce pouvoir des déesses et ce rôle des prêtresses étaient-ils l’expression du matriarcat hérité du Paléolithique et du Néolithique ? L’auteur soulève la question dans la seconde partie de l’ouvrage consacrée aux amours humains. Ainsi note-t-elle un déclin du culte des déesses dès le IIIème siècle, déclin qui s’accentue fortement au siècle suivant   . Au second millénaire effectivement, le Moyen-Orient devient "un monde d’hommes dirigé par des hommes"   . Le caractère exemplaire de la vie des dieux sert à comprendre les valeurs des codes qui régissent la société des humains. L’auteur fait également appel à la linguistique, et notamment le vocable désignant homme-humain et femme ainsi que celui qui décrit le corps et l’anatomie.

Libre ou esclave, comme dans les sociétés ultérieures, le statut de la personne est le premier déterminant. Ces grandes catégories et les différents gradients qui en sont issus ne doivent toutefois pas être interprétés à l’aune de leur réalité dans l’Antiquité grecque ou romaine. Si le statut de la femme est inférieur à celui de l’homme, dans le cadre d’unions monogames, on est toutefois loin du statut inférieur de la femme dans ces dernières. Certaines femmes gèrent de grands domaines et le statut de l’esclave n’est pas celui de l’esclave-marchandise de l’Athène antique.
 
Dans cette seconde partie de l’ouvrage Véronique Grandpierre nous emmène dans une exploration fascinante de la société matérielle de Sumer à Babylone et croisant les sources et les interprétations. Outre les différents statuts de la femme et leur évolution, les relations licites et illicites, elle évoque les éléments indispensables aux relations amoureuses : lieux de rencontre, symboles et canons de beautés, tenues vestimentaires, ornements, parfums et onguents.

Si l’ambition d’une approche postmoderne concernant les rapports à l’identité sexuelle n’est peut-être pas tout à fait satisfaite, et pour cause, la période et la région sont vastes et la mettent peut-être hors d’atteinte, l’approche croisée des sources matérielles, linguistiques et des textes autour des rapports amoureux est fascinante, permettant de franchir le seuil de l’intimité de cultures dont l’influence sera si décisive sur les cultures occidentales.

En revanche cette ambition postmoderniste est pleinement atteinte lorsqu’elle revisite le statut de la femme par rapport au plaisir amoureux. Il en ressort l’image d’une société où les rapports sexuels sont extrêmement codifiés en fonction des prérogatives de transmission du patrimoine, mais également d’une société qui n’investit pas de diktats moraux ces prérogatives au-delà de leur finalité pratique. Finalement une société qui parait moins engoncée dans des tabous et considérations moralistes que nombreuses civilisations des périodes ultérieures, notamment en Occident, mais aussi au Moyen-Orient aujourd’hui.

"Sans faute d’Eve, il n’y a pas non plus de culpabilité féminine, la femme est donc libre de son plaisir et a le droit d’y prendre part quelque soit son statut : il n’y a pas de séparation dans ce domaine entre l’épouse et les autres femmes à la différence de ce qui se passera plus tard chez les Romains dès le Haut Empire (Ier-IIème siècle) ou par la suite chez les chrétiens, idée qui est renforcée au XIXème siècle par la découverte de l’ovulation qui cantonne l’épouse respectable à un refus du plaisir et à un acte subi.", précise Véronique Grandpierre   .

L’auteur semble regretter que les textes d’amours humains n’aient pas constitué un genre littéraire, du moins de ce qui nous a été transmis par les scribes. Encore faut-il préciser que ces textes ne s’imposeront que plus tard avec l’invention de la littérature arabe du Moyen-âge et de l’amour courtois en Europe. Et la place qu’occupent les rapports amoureux et sexuels dans la vie des dieux, l’importance accordée à la régulation de ces rapports entre les humains et aux conditions de leur déroulement le plus agréable et le plus faste possibles constituent en soi des indications de l’importance qui leur est accordée. Si séduction, fertilité et amitiés sont des valeurs apparentes, la passion devra encore attendre un peu avant de s’inviter au Panthéon