En trente années de politiques néolibérales, le Japon est devenu l'un des pays les plus inégalitaires de l'OCDE. La publication du livre de Sébastien Lechevalier, "La grande transformation du capitalisme japonais", arrive à point nommé pour éclairer une zone d'ombre de l'histoire récente du Japon mais aussi pour donner des clés de compréhension à la crise du capitalisme en cours depuis 2007

De France, lorsqu'on évoque le néolibéralisme, les exemples britannique ou américain sont souvent mis en avant. L'exemple japonais peut paraître incongru. Et pourtant, le Japon est le pays de l'OCDE qui a connu la plus grande montée des inégalités en raison de la déréglementation du marché du travail, de la montée de l'emploi précaire – 40% de la population active aujourd'hui – et d'une mise au pas des syndicats – avec la privatisation de secteurs de lutte comme le rail ou la poste. Autre domaine où l'Archipel est en avance dans ce processus néolibéral, l'école. Les universités sont aujourd'hui pour la plupart privées, les frais d'inscriptions exorbitants et surtout, comme dans aucun autre pays, le savoir se vend comme une marchandise à grand coup de campagnes de publicités racoleuses promettant un avenir radieux pour les futurs diplômés. Résultat, le niveau général ne cesse de chuter.

Libéralisation, privatisations : un choix idéologique

L'histoire du néolibéralisme au Japon débute avec le Premier ministre NAKASONE Yasuhiro (1982-1987), ami personnel de Ronald Reagan. Celui-ci, par choix idéologique et alors que l'économie japonaise ne connaît pas de dysfonctionnements majeurs, décide à partir de 1982 de libéraliser les marchés financiers. Cela a pour conséquence, en 1991, de plonger le Japon dans une crise financière et économique dont il n'est sorti qu'en 2004 avant de replonger avec la crise de 2007   . Pour Sébastien Lechevalier, les politiques néolibérales n'auraient en fait été en aucune façon une solution à la crise. Au contraire, « c'est bien la déréglementation des années 1980 qui a provoqué l'entrée en crise »  

S'ensuit dans ces années 1980, une série de privatisations de plusieurs grandes compagnies publiques. L'opérateur de télécommunication Nippon Telegraph and Telephone (NTT) ouvre la danse avec sa privatisation en 1984, opérée sans encombre grâce à la complicité du syndicat Zendentsu, qui l'approuve. Il en est autrement de la compagnie ferroviaire Japanese National Railways (JNR), où les syndicats Kokurô et Sôhyô sont fermement opposés à la privatisation. Nakasone n'a d'ailleurs jamais caché que l'opération visait à briser les reins de ces deux pôles du syndicalisme de lutte. La purge auquel se livre la compagnie après sa privatisation provoque la mort du syndicalisme de lutte au Japon, laissant libre cours aux réformes à venir. « Du fait de la privatisation, écrit Lechevalier, 73 000 employés ont perdu leur emploi. Le nombre de membres du Kokuro passe de 187 000 en 1987 à 44 000 après la privatisation. De nombreux salariés sont renvoyés (ou « non réembauchés ») à l'issue de ce processus. »  

Le syndicat Sôhyô s'écroule, entraînant dans sa chute le Parti socialiste japonais quelques années plus tard. C'est la fin du syndicalisme de lutte et de pratiques radicales comme la grève. S'ensuit en effet « la fusion de presque tous les syndicats en un vaste rassemblement peu puissant, le Rengo, en novembre 1987 »   . Les syndicats se retrouvent alors « unifiés mais incapables d'entreprendre des actions radicales »   . C'est la victoire du syndicalisme de cogestion, dont la raison d'être semble être de donner une légitimité aux politiques néolibérales.

Une évolution spécifique du capitalisme japonais

Cependant, dans la foulée, l'avancée du néolibéralisme connaît une pause de presque dix ans, ce qui fait dire à Sébastien Lechevalier qu'il s'agit plus d'une « transition néolibérale » que d'une véritable « révolution néolibérale ». Cette pause s'explique par l'hétérogénéité du parti de droite au pouvoir, le Parti libéral-démocrate (PLD), où les conservateurs qui défendent le modèle japonais d'après-guerre sont nombreux.

Mais à partir de 1996, une nouvelle phase néolibérale débute. Elle naît de la rencontre entre des idées - portées à bout de bras par la presse, du quotidien économique Nihon Keizai Shimbun au quotidien de centre-gauche Asahi Shimbun - avec une nouvelle génération de politiciens. Koizumi Jun'ichirô, désigné Premier ministre en 2005, en est l'incarnation parfaite, avec son combat au sein du PLD pour la privatisation de la poste.

S'inscrivant dans le courant de la diversité des capitalismes, l'auteur précise que cette phase transitoire serait en voie d'achèvement, que le capitalisme japonais arrive dans une nouvelle forme figée. Cependant, le capitalisme japonais garde ses spécificités et reste différent du capitalisme anglo-saxon ou européen. Par exemple, le Japon conserve une réglementation très stricte dans le domaine de la santé : le prix des consultations ne peut jamais dépasser celui fixé par l'assurance-maladie et l’État fixe chaque année le prix des médicaments, qui baisse automatiquement en fonction de leur ancienneté.   D'où la crainte de certains, d'une ouverture du marché de la santé aux assurances américaines dans le cadre du Partenariat trans-pacifique (TPP).

Déréglementation du marché du travail et emploi des femmes

Le contrat social né dans l'après-guerre garantissait à la plupart des travailleurs l'emploi à vie, une formation permanente et une garantie de progression du salaire en fonction de l'ancienneté. C'est sur cette base que les Japonais s'impliquèrent dans leurs entreprises en non en vertu de soi-disant valeurs confucéennes. La déréglementation du marché du travail fait voler en éclat cette relation entre les travailleurs et leurs entreprises. L'emploi précaire ne cesse d'augmenter dans les années 1990 jusqu'à atteindre 30% de la population active en 2009, puis 40% en 2011. Le modèle classique ne disparaît pas pour les employés des grandes entreprises mais un dualisme du marché du travail de plus en plus important apparaît.

Les femmes sont les premières touchées par cette politique en faveur de l'emploi précaire. En effet, contrairement à une idée reçue, les Japonaises travaillent et c'est l'un des mérites de ce livre que de le rappeler. Leur vie professionnelle est cependant en dents de scie ou plus précisément forme une courbe en M. Après une première phase où le nombre de femmes occupant un emploi augmente, s'ensuit une diminution après la naissance du premier enfant puis un retour pour quelques années sur le marché du travail une fois les enfants arrivés à l'âge adulte. En conséquence de cette carrière sacrifiée, la plupart des femmes sont condamnées aux petits boulots, du lycée à la retraite. Face à cette situation, elles sont de plus en plus nombreuses à refuser de sacrifier leur vie professionnelle, d'où un taux de natalité très bas et la démographie la plus vieillissante au monde.

À la pointe dans la marchandisation du savoir

Le système éducatif japonais n'a pas échappé aux politiques inspirées par l'idéologie néolibérale   . Le Japon est aujourd'hui le pays où le processus de marchandisation du savoir est le plus avancé. D'où l'idée de consacrer à cette question un chapitre spécifique   . Comme souvent, la première amorce de réforme néolibérale se fait en douceur via un « assouplissement » des programmes qui passe par la semaine de cinq jours et la simplification des cours, le yutori kyôiku, littéralement « une éducation qui laisse du temps ». La deuxième phase débute en 2000 avec la suppression de la carte scolaire qui permet de mettre en concurrence les établissements entre eux, une concurrence favorisée également par la décentralisation budgétaire. En termes plus brefs, l’État se désengage peu à peu, laissant la place à un secteur privé qui ne cesse de croître. Pour parfaire le tout, une réforme en 2004 lance un processus de privatisation progressive des universités nationales.

La première conséquence est l'augmentation continue de la fréquentation des juku, ces écoles privées dispensant des cours complémentaires le soir ou le week-end. Ce « système des juku » serait selon l'auteur, « un véritable laboratoire du marketing appliqué à l'enseignement, dont on ne trouve nulle part l'équivalent, même dans les pays anglo-saxons.   . Autre conséquence désastreuse, l'augmentation des frais d'inscriptions à l'université, obligeant les familles japonaises à s'endetter. Pour les auteurs, cette libéralisation de l'éducation constitue en définitive une « rupture historique avec le système de 1947 qui garantissait aux élèves l'égalité des chances (au moins théoriquement) »   .

Explosion des inégalités sociales 

C'est cependant l'explosion des inégalités sociales qui est la conséquence la plus visible de ces trente années de politiques néolibérales. Selon une enquête de l'OCDE de 2006 citée par l'auteur, « les inégalités de salaires ont dépassé la moyenne de l'OCDE et ont connu la plus forte croissance des pays développés »   . Alors que dans les années 1970, plus de 90% de la population avait le sentiment d'appartenir à une « nouvelle classe moyenne » (shin chûkan taishû), l'expression de « société inégalitaire » est devenue aujourd'hui courante   . C'est en 2001 qu'est publié le livre Société inégalitaire (fubyôdô shakai) du sociologue SATÔ Toshiki, qui impose dans le débat public cette expression .

Dans les années 2000, ces inégalités sont devenues de plus en plus en visibles. Le nombre de clochards, phénomène marginal jusque là, n'a cessé d'augmenter, sans qu'aucune politique n'ait été décidée à leur égard. Dans tous les parcs des grandes villes sont donc apparus des abris de fortune construits de bric et de broc et recouverts de bâches bleues. Les passages souterrains de la gare de Shinjuku deviennent chaque nuit de véritables dortoirs improvisés où des hommes et des femmes dorment à même le sol, sur des cartons. Autre phénomène, l'émergence de freeters – jeunes précaires – et NEETs sur lequel Lechevalier revient brièvement. Pour lui, décrire cette montée des inégalités est essentielle à la compréhension jusqu'à son aboutissement de toute politique visant à la libéralisation des marchés. « Cette trajectoire d'un pays qui était l'un des plus égalitaires dans les années 1970 et qui est devenu l'un des plus inégalitaires aujourd'hui constitue le cœur de l'ouvrage et des leçons à tirer de l’expérience japonaise. »  

L'illusion de l'alternance de 2009

Les Japonais n'ont cependant pas été insensibles à cette évolution et un recentrage sur la gauche s'est opéré peu à peu. 2008 fut en quelque sorte une prémisse de ce changement. Contre toute attente, la publication d'un petit ouvrage de la littérature prolétarienne des années 1930, « Le Bateau-usine » (Kanikôsen), connaît un succès très important, à l'instar de ce qu'a connu la France avec Indignez-vous.   La presse japonaise s'empare de ce sujet et cherche à comprendre les motivations des jeunes lecteurs. A leur grande stupeur, on découvre que la génération des jeunes Japonais précarisés se reconnaît dans les conditions de travail des ouvriers du roman. La même année, le Parti communiste japonais renoue avec la jeunesse, avec plusieurs milliers d'adhésions.

En 2009, après plus de 50 ans de domination, le parti au pouvoir cède la place au Parti démocrate japonais (PDJ). Doté d'un programme très progressiste pour le Japon, il constitue un espoir pour la population. Quelques mesures sociales sont mises en œuvre comme la création d'allocations familiales ou l'extension du seikatsu hogo, le RSA japonais. Mais rapidement, l'application des mesures s'arrête et la différence avec le PLD devient de plus en plus ténue. L'auteur ne semble d'ailleurs se faire guère d'illusion sur la capacité du PDJ à poursuivre la mise en place de réformes néolibérales. « La fin de la séquence néolibérale n'est pas encore écrite. Si la crise budgétaire devait déboucher sur une crise de paiement à la grecque, alors le Japon serait contraint d'appliquer les recettes néolibérales de la réforme structurelle. »   Les événements récents semblent lui donner raison. En réponse à une exigence du FMI, le parti au pouvoir s'apprête à faire voter une loi pour le doublement de la taxe sur la consommation. Et l'auteur de se demander « si les élections de 2009 constituent une vraie alternance […] ou bien si Koizumi peut affirmer, à l'instar de Thatcher à propos de Blair, que le Parti démocrate de Hatoyama, Ozawa et Kan est sa plus grande réussite. »