Nos sociétés restent divisées en classes sociales aux intérêts divergents et même contradictoires. Une grille d’analyse marxiste nous le rappelle.
S’il y a bien quelque chose que le XXe siècle nous lègue du point de vue de la réflexion portant sur les classes sociales, c’est que les rapports sociaux de production ne sont pas simplement des rapports économiques. La complexification de cette question est un des grands bénéfices des recherches qui se sont données la peine d’organiser des mises en perspective pluridisciplinaires et qui ont tiré profit des apports de concepts construits hors de l’économie et de l’économisme étroit. Ainsi que des recherches qui ont permis de sortir un discours marxiste prégnant de l’ornière du mécanisme réducteur de l’économisme. Cela dit, sans oublier que les luttes sociales elles-mêmes ont déstabilisé ces "savoirs". Outre le concept de rapport social, il est donc désormais requis de compléter la reconnaissance de l’existence des classes sociales par un grand nombre d’autres traits, provenant des questions symboliques et des questions idéologiques, en particulier.
Sans doute fallait-il alors reprendre ce dossier global, celui des classes sociales, et produire de nouveaux ouvrages portant sur lui à destination des jeunes générations, en les faisant profiter des savoirs moins mécaniques dont les générations précédentes ne disposaient pas. Il se pourrait alors que ces générations soient moins portées que leurs aînés à quelques naïvetés dommageables, en particulier sur le plan politique, ce qui expliquerait aussi qu’elles n’adhèrent plus expressément aux mêmes mythologies que dans la période antérieure.
Alain Bihr, professeur émérite de sociologie à l’Université de Franche-Comté, et rédacteur de nombreux ouvrages sur les questions concernant la notion de capital, nous offre ici une nouvelle synthèse autour des concepts centraux de la théorie de Marx : rapport social, rapport capitaliste de production, lutte de classe et subjectivité des classes, pour ne lister ici que les têtes de chapitre de l’ouvrage, non sans préciser tout de même que chaque chapitre rencontré détaille abondamment les enchaînements conceptuels qui favorisent d’autant la compréhension de tel ou tel concept. Par exemple, le chapitre consacré aux rapports capitalistes de production s’épanouit en trois sous-groupes : le concept même de rapport de production, puis les spécificités des rapports capitalistes de production, enfin les rapports capitalistes de production conçus comme matrice de la division de la société en classes sociales.
On peut être surpris, à prime abord, par l’aspect marquant de la "reprise" que semble nous proposer cet ouvrage. A se reporter à d’anciens manuels de marxisme ou à des ouvrages publiés jadis, et la liste en serait longue comme chacun sait, on verrait se déployer les mêmes accentuations, des démarches qui ne semble pas avoir bougé depuis longtemps, des corpus de référence en quelque sorte immuables. Reprise alors ? Répétition ? En vérité, si l’armature ne semble pas avoir pris le vent du large par rapport à la vulgate antérieure, l’auteur modifie tout de même substantiellement le contenu du discours. Les approches ont profité des travaux conduits depuis des années en milieux plus universitaires, et la bibliographie est largement rafraîchie. Elle reste cependant très concentrée encore sur les chercheurs marxistes, quoique pas exclusivement.
On peut se demander pourtant si la présentation du concept de classe sociale, ainsi réenfermée dans le marxisme (que l’auteur aurait pu au passage redéfinir, pour des générations devenues méfiantes devant quelques types de discours ou quelques discours typés), ne souffre pas de deux défauts. Le premier, celui d’oublier de rappeler que ce concept de classe n’est pas spécifiquement marxiste. De toute manière, à lire correctement les textes anciens (Platon par exemple), chacun peut entrevoir l’existence de classes sociales dans de nombreuses sociétés et entendre le témoignage de leur existence (ou de la conscience de leur existence) dans des textes philosophiques produits dès l’Antiquité. Il n’est d’ailleurs pas de textes de Marx qui réclament sur ce plan une préséance quelconque. Le second défaut dépend alors du premier. Pourquoi faut-il persister à commencer un discours marxiste sur les classes sociales à partir de la notion même de classe, au lieu de commencer par les "luttes de classes", cet autre concept qui, lui, fait l’originalité du marxisme, à partir d’un héritage plus proprement hégélien ? Autrement dit, si des groupes sociaux aux intérêts divergents sont répertoriés depuis longtemps, l’idée selon laquelle ce ne sont pas les classes qui font les luttes, mais les luttes de classes qui permettent d’identifier les classes et de rendre compte des logiques de domination, est seule à apporter quelque chose à la compréhension du devenir des sociétés à partir du concept de classes sociales.
C’est d’ailleurs ainsi conçue que la question des classes tend bien aussi vers une perspective politique, et que cette dernière perspective vient en avant de la scène sociale plutôt que de rester en arrière-fond ou de servir de conclusion tardive. D’une certaine manière, il y a lutte des classes pour autant que les classes ne sont pas des classes, entendues au sens de parties de la société regroupant (comme dans un coin ou une boîte) ceux qui ont les mêmes intérêts. Les classes ne sont pas des sortes de partis qui auraient des qualités intrinsèques. Suivre ce fil conducteur, c’est prendre le risque d’une conclusion problématique au sein de laquelle la lutte de classe serait uniquement une lutte entre des parties de la communauté. La conclusion à tirer ne pourrait être que celle-ci : alors le résultat des luttes serait de préserver ladite communauté.
Or les classes, justement, par la lutte qui les constitue, ne forment pas des blocs de ce type, elles constituent des opérateurs de déstabilisation par rapport aux normes de la société de référence, et annoncent plus exactement une autre forme possible de la communauté. Où l’on retrouve le point de départ de cette chronique : les classes ne sont pas définissables en termes strictement économiques. A cet égard, la partie proprement politique de cet ouvrage n’est pas assez conséquente, même pour un ouvrage de sociologie.
Plus originale, en revanche, se trouve être la conclusion qui établit la pluralité des rapports sociaux et s’attache à penser leur articulation. En marge de quelques usages non académiques de termes ("finitude" des rapports sociaux ?), l’auteur veut évoquer dans ce dernier moment de sa réflexion les rapports internationaux, puis les rapports de sexes et les rapports de générations. Il a évidemment raison de souligner que l’étude de ces différents rapports et de leur articulation est devenue cruciale de nos jours, notamment afin d’analyser les principes de division, de hiérarchisation et de conflictualité au sein des sociétés contemporaines.
Mais en bon orthodoxie marxiste, c’est pour mieux conclure que "dans le mode de production capitaliste, ce sont bien les rapports sociaux de production qui sont en position prédominante à l’égard de l’ensemble des autres rapports sociaux, rapports sociaux de classes et rapports internationaux tout comme rapports sociaux de sexes et rapports sociaux de générations". Il n’est pas certain que la dialectique marxiste soit si bien servie par le seul ajout, un peu attendu, selon lequel "les seconds n’en disposent pas moins à chaque fois d’une autonomie relative à l’égard des premiers". Mais la dialectique ne fait pas partie de l’exposé, si la célèbre "première" et "dernière" instance, elle, revient sur le tapis.
Enfin, à l’horizon de ce genre de perspective, il nous semble que s’en profile une autre plus délicate à reconnaître. Elle est celle de savoir si vraiment nos contemporains ont besoin qu’on leur prouve encore l’existence des classes et des luttes qui les font. En dehors de la question de savoir qui, alors, est susceptible de la leur révéler (et de celle de savoir pourquoi il est toujours nécessaire de révéler quelque chose au monde ou aux humains), il conviendrait de se demander si la question centrale de l’époque n’est pas plutôt celle de savoir comment reconstituer d’autres modes de composition des forces et de la confiance que chacun peut avoir en ses propres forces politiques pour entreprendre le renouvellement des luttes. Sans doute la question des classes sociales y gagnerait en clarté, disons en une autre clarté