La suite d’une exploration passionnante des représentations de la lecture féminine.

Ce livre d’art constitue la suite du fameux volume Les femmes qui lisent sont dangereuses paru en 2006. Il a été publié en allemand sous le titre Frauen, die lesen, sind gefährlich und klug, l’intelligence constituant dans le titre français un redoublement du danger, pour les hommes on suppose…

Il s’ouvre sur un bel hommage de Laure Adler à Virginia Woolf dont est reproduit un portrait particulièrement émouvant de 1932 : “Lire, c’est se mettre en danger”. Commentant une photographie par Gisèle Freund de la table de travail de l’écrivain, conservée au centre Georges-Pompidou, mais dont un tirage se trouve également dans la collection de Cy Twombly, Laure Adler écrit :

“Lire, c’est disparaître.
Lire, c’est faire corps avec soi-même.
Lire, c’est éteindre le bruit des autres pour tenter d’atteindre sa propre mélodie.
Lire, c’est oublier, tout oublier, y compris ses lectures passées, toutes ces histoires qui sommeillent dans nos arrière-mémoires et qui ne demandent qu’à resurgir à l’improviste, ces pages entières qui nous tombent dessus – mais jamais, justement, quand on lit, quand on lit vraiment.”

Stefan Bollmann propose ensuite un panorama historique où il montre que le lecteur de romans a été dès le début la plupart du temps une lectrice. Le lectorat du XVIIIe siècle, auquel on doit le succès du roman moderne, était composé pour l’essentiel de femmes, ce qui fait écrire à Joseph Addison, dans The Guardian dès 1713 : “Il y a une série de raisons qui expliquent pourquoi les belles lettres correspondent mieux à l’univers féminin qu’à l’univers masculin. En premier lieu parce que les femmes disposent de plus de temps libre et passent plus de temps assises. […] L’autre raison qui explique pourquoi ce sont surtout les femmes de la bonne société qui s’adonnent à la littérature, c’est que celle-ci reste d’ordinaire totalement étrangère à leur époux.”

On appréciera alors particulièrement le tableau de Gustave Caillebotte, Intérieur (1880), peu connu parce qu’il appartient à une collection particulière, et qui prend le contre-pied de ce cliché. Le peintre a au recours aux effets photographiques pour obtenir des distorsions de perspectives. Marquant un déséquilibre au sein du couple, ce tableau montre au premier plan la femme en train de lire le journal, assise dans un fauteuil. Son mari – absorbé quand à lui dans la lecture d’un roman –, que l’on aperçoit à peine en contrebas du journal, est si petit qu’il ne semble pas vraiment être dans la même pièce. Le monde que décrit Caillebotte ne renverse pas seulement les proportions habituelles entre l’homme et la femme, mais aussi la répartition des rôles à travers la lecture : lui lit un roman (au contenu fictif et illusoire) ; elle est plongée dans la lecture du journal (des faits, rien que des faits !). Le tableau joue avec l’idée que nous nous faisons du rôle de chaque sexe et tente de l’inverser, avec le but avoué de le combattre.

Autre couple fascinant, Henry Fawcett et Dame Millicent Garrett Fawcett, tableau peint en 1872 par Ford Madox Brown, et qu’on peut voir à la National Portrait Gallery à Londres. En 1867, à vingt ans, Millicent Garrett avait épousé son aîné de quatorze ans, député libéral et professeur d’économie politique, fervent défenseur du droit de vote des femmes en Grande-Bretagne. À ses côtés, elle devint l’une des plus éminentes suffragettes de son temps (il fallut toutefois attendre 1928 pour que le droit de vote soit accordé à toutes les femmes âgées de vingt et un ans, au même titre que les hommes). Il avait perdu la vue à l’âge de dix-huit ans, à la suite d’un accident de chasse, elle fut la main et les yeux de son époux. En 1872, ils publièrent un recueil commun d’essais et de discours, témoignant de la façon dont ils concevaient leur couple : ils se décrivaient comme étant l’association de deux êtres libres et indépendants, réfutant l’idée d’une relation de maître à élève. Même s’il représente Henry Fawcett dans sa toge de professeur à Cambridge, le tableau met en scène l’association de deux “féministes”, et annihile, dans le dialogue des visages et des mains, toute forme de hiérarchie entre les deux personnages.

Conçu comme un parcours dans les différentes représentations de la lecture féminine (lectrices d’ouvrages interdits, connaisseuses de la Bible, hédonistes et lectrices solitaires, femmes séduites et séductrices, lectrices professionnelles, voyageuses), le livre met en regard de très belles reproductions de tableaux ou, plus rarement, de photographies, et un commentaire toujours intelligent et stimulant qui en analyse l’intérêt et les enjeux. On appréciera, entre maints exemples de cette harmonie entre le texte et l’image, le commentaire intitulé “Des jambes intelligentes” de la photographie de Cartier-Bresson, Les Jambes de Martine (1967). On ne voit pas la tête de la lectrice, et on constate qu’elle en est aux toutes premières pages de son livre. Il s’agit de la photographe Martine Franck avec qui il se remaria en 1970, et qui avait trente ans de moins que lui. Pour Cartier-Bresson, la photographie était un art de vivre : “Un photographe doit être une sorte d’acrobate, car il est constamment en train de courir et de chercher l’équilibre, et il est toujours à deux doigts de tomber. Savez-vous de quoi on a besoin pour être photographe ? D’un doigt, d’un œil et de ses deux jambes.”

La reproduction du tableau Hall d’hôtel (1943) d’Edward Hopper, dont on peut voir l’original à Indianapolis, est très émouvante. Les scènes que représente Hopper ont souvent pour décors des lieux de passage : hôtels, bars, compartiments de train, restaurants, stations-service, bureaux… Ses personnages affichent le plus souvent un air de détachement. Le plus frappant, c’est que parmi ces personnages, beaucoup sont en train de lire, et à quelques rares exceptions près, ce sont des femmes. De nombreux exégètes ont vu dans les lectrices de Hopper, tantôt concentrées, tantôt détachées, les symboles de la solitude et de l’aliénation de l’homme moderne. Certaines déclarations du peintre suggèrent toutefois une autre piste de réflexion : dans la neutralité attentive de ses lectrices se reflète le mystère de l’art, ou comment condenser l’image que nous nous faisons de la réalité pour en faire un moment d’une profonde intensité affective.

Ce livre, on l’aura compris, n’est pas seulement un beau livre à déposer sur une table basse. Il donne accès à des tableaux rares et à une réflexion très riche sur la lecture des femmes, dans une enquête aussi enthousiaste qu’intelligente.