Une esthétique du trouble doit être définie en cette époque où le spectateur est devenu le noeud des travaux artistiques.
Nul ne peut en douter, le trouble, en matière d’art, est lié à la question de la réception de l’œuvre par le spectateur. Et donc, à ce qu’il est convenu d’appeler l’expérience esthétique, si vraiment l’expression correspond bien à la chose envisagée. Considérons une œuvre : ici, sont d’emblée cités la vidéo de Sigalit Landau (Barbed Hula) et l’œuvre de Thomas Hirschhorn exposée à la dernière biennale de Venise (2011), l’une pour le trouble qu’elle induit relativement à la question des frontières (une femme faisant du houla-hop avec un fil de fer barbelé devant la mer en Israël) et l’autre pour le trouble qu’elle provoque par des photographies violentes. Quelle est la nature de ce trouble ? Marc Jimenez répond à juste titre : « je crois qu’il est dans la nature de l’art et dans le rôle de l’artiste de modifier le regard du spectateur sur la réalité et donc, de troubler la perception habituelle, de faire voir les choses à travers une diffraction prismatique ». Et de citer Racine, plus précisément Phèdre rougissant et pâlissant à la vue d’Hippolyte : « Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue, … ».
Le trouble ne peut donc être autre chose que le symptôme d’une relation à quelque chose (ici une œuvre), cette part d’énigme – très variable selon les œuvres – qui à la fois attire et déconcerte le regardeur. Plus précisément encore, Dominique Berthet, dans la préface de ce volume, souligne que le trouble est la manifestation d’une confusion, d’une émotion, d’un écart ou d’un dérèglement par rapport à un état « normal ». Il peut provenir du surgissement de l’imprévisible, comme de la rencontre de quelque chose d’insolite qui nous étonne.
Si le trouble peut être considéré comme un état déplaisant, un état affectif pénible, accompagné de crainte ou d’angoisse – ce qui s’entend assez bien lorsqu’on parle du trouble suscité par un événement (naturel ou politique) -, il en va autrement concernant les arts. Le registre de réalité visé n’est pas le même. Marc Jimenez reprend alors une idée classique, en répondant à la question de savoir ce qu’il en va de l’art qui trouble l’ordre public : « L’art n’a pas le pouvoir de changer ni le monde ni le réel comme l’imaginaient la plupart des avant-gardes du siècle dernier ». Chacun entend bien que si l’art avait ce pouvoir, nous le saurions évidemment ! Il m’empêche : « Il a la capacité d’agiter les consciences, voire, dans certains cas, de faire prendre conscience des traditionalismes régressifs, des conservatismes et des conformismes d’une société à un moment donné ». En un mot, il convient d’entendre par là que tout rapport à une œuvre d’art peut reposer sur un trouble initial, sur une déstabilisation de nos habitudes de voir et de penser.
Moyennant quoi, cette revue, élaborée en Martinique, ne pouvait pas ne pas rendre hommage à Edouard Glissant, décédé le 3 février 2011. Dans un excellent article à lui consacré, de ce point de vue du trouble, Manuel Norvat entame un parcours de son œuvre en jouant du trouble imposé par la double appartenance culturelle de l’auteur. Il relève le jeu des métaphores qui permet à Glissant de conjuguer les fondements de l’imaginaire de la culture antique européenne aux éléments contemporains de sa terre natale antillaise, offrant là une trouble allégorie de la « domination silencieuse » à l’œuvre non seulement à la Martinique, mais encore dans tous les lieux du monde où l’uniformisation gagne les espaces culturels.
Evidemment l’objet de l’analyse, le trouble, entraîne certains auteurs à des jeux sémantiques qui n’éclairent pas vraiment le problème. Il est possible en effet de nouer l’un à l’autre une esthétique du trouble et le trouble esthétique. La première concernant les œuvres, le second contribuant à cerner le spectateur, et son oscillation troublante entre des pôles opposés. Mais plus intéressante se trouve être l’analyse de la fraîcheur du trouble initial dans l’approche de l’œuvre. Contredisant Marcel Duchamp, estimant que cette fraîcheur se dissout au fur et à mesure des années, Dominique Chateau, dont le dernier ouvrage est présenté en fin de revue, estime qu’au contraire, les rétrospectives par exemple (Monet, Picasso, …) permettent de vivre un rafraîchissement du regard.
Dominique Berthet de son côté, cette fois dans un article, rapproche le trouble de la rencontre (autre thème traité par la revue à une autre époque). Il souligne qu’André Breton avouait sans la moindre confusion son insensibilité à l’égard des spectacles naturels ou des œuvres d’art qui ne suscitaient pas en lui quelque trouble. Et Breton d’ajouter à l’époque avec art une sorte de définition de ce qu’il entendait par là : « un trouble physique caractérisé par la sensation d’une aigrette de vent aux tempes susceptible d’engendrer un véritable frisson ».
Dans l’ensemble, il faut redire tout le bien que l’on peut penser d’une telle revue et de ce numéro en particulier. Le travail annuel du comité de rédaction permet d’offrir au lecteur une série de textes accompagnée systématiquement de travaux sur des œuvres d’art. Des travaux qui consistent aussi bien en commentaires d’œuvres qu’en exposition d’œuvres dans la revue. Ici viennent en avant, par photographies interposées, les sculptures de François Piquet, les œuvres de Sentier, celles de Jean-Marc Hunt, de Sandrine Sioubalack, de Vincent Mengin-Lecreulx, … Les analyses esthétiques et les analyses littéraires se croisent et évitent le défaut des revues esthétiques qui se contentent de citer des œuvres sans jamais prendre la peine d’y confronter le commentaire.
En tout cas, ces études, qui ne sont pas consignées ici pour n’être que des illustrations du thème du trouble, prêtent à des considérations fort importantes. En fin de parcours, c’est tout de même Christophe Genin qui remarque que « trouble » vient du latin « turba », emprunté au grec, qui désigne une foule agitée, qui tournoie en désordre, semant la confusion, parfois dans un joyeux tumulte. Mais il relève surtout que ce tourbillon joyeux fait perdre les repères, ou du moins les mélange. Ce qui permet de conclure ceci : que le trouble, considéré négativement en politique, est essentiel au registre de l’art et de l’esthétique. Il donne toute sa latitude à l’incapacité momentanée à mettre de l’ordre dans nos pensées, nos sentiments, ou notre regard. Il se fait attente d’une mise en ordre susceptible de provoquer l’apaisement.
C’est dire si le trouble est une composante décisive de l’art, qui n’est pas réservée au seul Surréalisme. La catégorie de sublime le rejoint nettement