Conséquence de quinze mois de ressentiment accumulé contre les militaires au pouvoir depuis la chute de Moubarak, les heurts au Caire jettent une ombre sur l’élection présidentielle prévue le 23 mai. Canons à eau, tirs de balles en caoutchouc, de pierres et de gaz lacrymogènes, auront mis un terme à une semaine de sit-in devant le ministère de la Défense. Défiant l’autorité du Conseil militaire, des manifestants de tout horizon politique se sont unis autour d’un même slogan : “Yaskut, yaskut el Askar - A bas le CSFA”- Conseil Supérieur des Forces Armées en charge de la transition démocratique. Pour un temps, les intérêts politiques particuliers étaient relégués, la solidarité des deux semaines de soulèvements populaires de 2011 retrouvée.

Cinq jours auparavant, en réaction à l’interdiction faite par la commission électorale à Hazem Abu Ismail, leader salafiste, de se présenter à l’élection suprême en raison de la nationalité américaine obtenue par sa mère, ses supporters, frustrés, se sont mobilisés pacifiquement devant le ministère de la défense, dans le quartier d’Abbasseya, fief des pro-militaires. Quatre nuits consécutives, ces islamistes ont essuyé les attaques meurtrières d’inconnus en civil. “Le mode opératoire, usage de gaz lacrymogènes et de chevrotine, laisse penser soit aux baltageyas -voyous- engagés et armés par le ministère de l’intérieur, soit aux militants pro-Moubarak. Un mélange des deux, peut-être” affirme un activiste de la première heure qui souhaite conserver l’anonymat. Après la mort accidentelle d’un jeune homme non affilié, habitant du quartier, les voisins se sont retournés contre le sit-in. La guerre de tous contre tous était déclarée, sous l’œil d’une police militaire immobile.

En réponse à l’appel à une mobilisation massive pour un “vendredi final” en soutien au sit-in par des dizaines de groupes et partis politiques, des milliers de personnes ont marché jusqu’à Abbassyea. Un “vendredi noir” plutôt : trois morts, dont un soldat, des centaines de blessés et plus de trois cent personnes incarcérées pour atteinte aux institutions de l’Etat, rassemblement illégal et violence contre les forces armées. Le lendemain les familles et les amis des détenus ont été battus et trois autres personnes arrêtées devant le bureau du procureur militaire à Nasr City. Au total, durant cette semaine d’affrontements, une vingtaine de nouveaux “martyrs”, selon Tahrir Doctors, association indépendante de médecins.

Ces derniers jours, face “aux signes évidents de la volonté de l’armée de se maintenir au pouvoir”, aux dires d’un membre de la Coalition des Jeunes de la Révolution, l’union prévalait. “Nous sommes venus défendre le droit de chacun à manifester librement, sans risquer sa vie”, poursuivait-il. Aucun slogan en soutien aux candidats. “Pas de salafistes ou de Frères, de libéraux ou de laïcs, nous sommes main dans la main dans la place”, scandaient les manifestants devant les rangées de barbelés et de chars, à quelques dizaines de mètres du ministère de la Défense.

Le CSFA ordonne ses pions” analyse un opposant, lui aussi désireux de dissimuler son identité. “Il créé le chaos, insuffle la peur au sein de la population pour qu’elle se retourne contre la révolution et que le CSFA apparaisse comme l’unique force capable de gérer le pays”. Une condamnation reprise avec plus ou moins de force par la classe politique. Amr Moussa, un des favoris à l’élection et ancien ministre des Affaires Etrangères sous Moubarak, dénonce une tentative des forces armées de reporter le scrutin. Pour Khaled Ali, autre candidat à l’élection : “les attaquants -du rassemblement- ne sont pas des manifestants mais ont été incités par le CSFA”. Pour leur part, les Frères Musulmans ont déclaré sur leur site officiel : “encore une fois, une crise est fabriquée au moment où nous nous approchons d’une nouvelle échéance démocratique”. Ils tiennent pour responsable la junte militaire.

Sur cette toile de fond, les critiques à l’encontre de la commission électorale, chargée de la supervision de la présidentielle, s’intensifient. Composée de hauts magistrats nommés par Moubarak, ses détracteurs la taxent de partialité. Ils la soupçonnent de jouer le jeu des partisans du dictateur déchu. Car, outre le candidat salafiste, cette commission a écarté de la course pour irrégularités neuf autres prétendants sur les vingt-trois. Amr Zachareya, barbe longue et djelabaleya jusqu’aux chevilles dénonce une conspiration : “je ne vais pas attendre que le CSFA choisisse son candidat. Amr Moussa, Ahmed Chafiq - dernier premier ministre de Moubarak-, tous des feloul -figure de l’ancien régime-, des pantins au service des généraux destinés à protéger leurs intérêts”. Un sentiment d’arbitraire renforcé par l’article 28 de la déclaration constitutionnelle, base juridique actuelle, en vertu duquel les décisions de cette commission ne peuvent faire l’objet d’aucun appel.

A ces accusations, Mohamed Al-Assar, membre du CSFA, assure : “nous ne soutenons aucun candidat” et garantit des élections “100% honnêtes et transparentes”. Il réitère l’engagement pris par les généraux sous la pression populaire de novembre 2011, de remettre le pouvoir aux civils au plus tard le 30 juin, une fois le Président élu.

Qu’il y ait une élection présidentielle ou non, honnête ou pas, qu’est ce que cela changera? Le raïs -président- ne disposera que de pouvoirs ambigus et limités selon la déclaration constitutionnelle, et ce alors que la rédaction de la constitution est au point mort”, s’alarme Elhamy Khadi du mouvement des jeunes socialistes. Pour pallier ce flou juridique, le CFSA s’attèle à amender cette déclaration. “Un pas en arrière” dans la transition pour Mohamed El Baradei, figure de l’opposition libérale qui réclame un référendum sur le sujet.

Les militaires verrouillent en coulisse la vie politique. Et si quelqu’un s’y oppose, si la tension continue de monter avec les Frères Musulmans -qui contrôlent 48% de l’Assemblée- l’option d’un coup d’Etat en bonne et due forme demeure une option réaliste” reprend Elhamy Khadi. Depuis quelques semaines, l’Egypte renoue avec les manifestations massives contre le CSFA, ces auto-proclamées “millioneya”, marches du million. “Le seul moyen de pression sur les généraux dont nous disposons” explique un activiste du mouvement de jeunes du 6 avril. Déterminé il conclut : “nous l’aurons notre liberté, au prix de notre âme, de notre sang mais nous l’aurons”.