Thierry Discepolo, co-fondateur des éditions Agone, analyse, dans une perspective anticapitaliste et chomskyste, la concentration de l'industrie du livre et ses conséquences sur l'offre éditoriale contemporaine.

Galerie de portraits des grands groupes éditoriaux en forme de manifeste pour l'édition indépendante, La trahison des éditeurs en appelle aux responsabilités de chacun, de l'auteur au lecteur en passant par l'ensemble de la chaîne de production, dans la crise actuelle du livre. Si cet essai ne se cache pas d'un parti-pris idéologique, anticapitaliste, on ne saurait lui retirer une rigueur scientifique convaincante, appuyée sur l'analyse précise et documentée du phénomène éditorial contemporain.

Concentration et uniformisation de la production éditoriale 

En dressant le portrait, groupe par groupe, des plus gros acteurs de l'édition contemporaine (Hachette-Lagardère, Gallimard, Actes Sud-Nyssen, Seuil-La Martinière-Chanel), Thierry Discepolo s'emploie d'abord à balayer la légende dorée, savamment entretenue par les principaux intéressés, des éditeurs de "taille moyenne", qui se veulent garants et porte-parole de l'édition indépendante. "Il y a bien une pensée de la résistance à l'intérieur du système, mais elle ressemble tant à la reproduction du système qu'on n'est plus sûr de rien", dit-il à propos d'Actes Sud, "petit éditeur de région" dont la "galaxie" cache mal la logique d'absorption des éditeurs indépendants alentour. Pour Discepolo, le moyen terme raisonnable, revendiqué par Gallimard, entre les groupes type Hachette et les éditeurs indépendants est un leurre, tant les pratiques commerciales et éditoriales de ces puissants éditeurs à visage humain sont semblables à celles de leur meilleur ennemi. Faire-valoir de Gallimard, la guerre de tous contre Hachette ne séduit pas le puriste Discepolo qui prône, et applique chez Agone, le boycott des hypermarchés et le refus des offices forcés et des services de presse.

Par delà la surproduction de livres, dont se plaignent chaque année les éditeurs en se renvoyant la balle, Discepolo pointe leur paradoxale uniformisation, qui va de pair avec la collusion entre maisons d'éditions et médias dominants (qui appartiennent aux mêmes groupes dont les PDG, Lagardère en tête, ont des intérêts politiques et des accointances avec le pouvoir). "L'insécurité est-elle à l'ordre du jour des agendas du gouvernement, de la presse, de la radio, de la télévision ? L'édition "approfondit" la question." Thierry Discepolo va plus loin en donnant aux éditeurs suivistes ce "rôle […] dans une société à caractère de masse : transformer les lecteurs en consommateurs et limiter la capacité d'agir du plus grand nombre". Car pour un éditeur attaché au poids des livres dans la vie des idées, l'opportunisme et le court-termisme des publications produites par les grands groupes sont d'autant plus dangereux qu'elles noient les livres "exigeants", "de fond", aussi bien dans les médias que sur les tables des libraires. Plus profondément encore, les règles du marché imposées par ces grands groupes condamnent les librairies indépendantes, et ruinent ainsi la possibilité même d'existence des petits éditeurs et des titres et idées qu'ils sont seuls à publier.

"Economies d'échelle" et ligne éditoriale

Mais la "trahison" dénoncée dans le titre de l'ouvrage concerne moins le jeu de dupes joué par Gallimard ou Actes Sud que l'"offre anticapitaliste", que l'on espérait chez certains éditeurs revendiquant une démarche politique, tels le Seuil ou la Découverte, et qui aujourd'hui sont rentrés dans le giron de groupes. Naïveté ou hypocrisie, la rhétorique de la "liberté dans la dépendance" ne résiste pas à l'analyse de Discepolo. François Gèze indique ainsi avoir gagné en "tranquillité d'esprit pour éditer grâce aux économies d'échelle d'un grand groupe", en vendant La Découverte au groupe Editis. Thierry Discepolo lui oppose un principe de cohérence et d'intégrité : ces "économies d'échelle" sont-elles compatibles avec une critique radicale du système capitaliste, telle qu'on la trouve dans les ouvrages justement publiés par La Découverte ? "La dernière des grandes maisons d'édition de gauche"   peut-elle éviter de "se poser [la] questions [du] prix de sa liberté, [sans se demander] qui paye les à-valoir, ni quelles conditions économiques lui permettent de distribuer [ses livres]" ? Car, comme le démontre Discepolo, entre la pression exercée sur les petits libraires, la complaisance vis-à-vis d'entreprises comme Amazon — dont la politique sociale laisse à désirer —, et les économies faites à coup de délocalisation des impressions, ce sont toujours les plus faibles qui paient la différence, au prix de la reproduction et du renforcement du système capitaliste.

Cette exigence d'intégrité concerne autant les éditeurs que les auteurs. Ainsi, que Naomi Klein, l'auteure de No Logo, publie chez Actes Sud, ou que Noam Chomsky figure au catalogue de Fayard, pose question: "Il ne s'agit que de rappeler un danger touchant les universitaires qui ne tirent aucune conséquence [de leurs choix d'une maison d'édition] : celui que font peser les grands groupes sur les possibilités même d'édition de leurs livres. Jusqu'à quand les propriétaires de fabricants de fusils de chasse ou de missiles, de maillots de bain ou de livres illustrés vont-ils passer leur temps et risquer leur argent à essayer de faire des profits avec des livres ? Nous avons au moins la réponse pour le baron Seillière : quatre ans."

Du côté des actionnaires, l'objectif est simple: "ce qui les intéresse, c'est le chiffre final", rapporte Hugues Jallon, ancien de La Découverte passé au Seuil. "L'idée de publier José Bové et Michael Moore aurait amusé le baron [Seillière]", selon André Schiffrin   , montrant ainsi, de façon désespérante pour Thierry Discepolo, le peu de foi en la puissance du livre, en sa capacité à changer le monde, à renverser l'ordre établi, de la part d'éditeurs prêts à publier "pour s'amuser" leurs ennemis politiques.

Prônant un radicalisme éthique, Discepolo va, en toute cohérence, jusqu'à prôner la fin des services de presse et marketing des maisons d'éditions, considérant que de toutes manières, l'industrie des médias, globalement partie prenante de la "propagande" généralisée, ne peut que digérer et recracher sans substance (ce que cet article ne manque sans doute pas de faire) le "travail lent, fouillé, que réclame l'édition de livres exigeants". Un parti pris acrobatique mais valorisant pour un éditeur à vocation missionnaire. Opposant d'un côté une démarche intellectuelle et politique radicalement exigeante, et de l'autre une industrie commerciale uniformisée et opportuniste, Thierry Discepolo creuse les clivages et ne refuse pas une posture manichéenne jusqu'au messianisme, agaçante autant que séduisante car, loin d'un coup marketing, La trahison des éditeurs a pour principal argument la qualité de sa maison mère, Agone, et l'intégrité réelle de son fondateur

 

A lire aussi : 

- André Schiffrin, L'argent et les mots, par Sébastien Le Jean.