Philip Gourevitch est une perle rare du journalisme. Reporter au New Yorker, il a notamment couvert l'élection présidentielle américaine de 2004. Rédacteur en chef de la prestigieuse Paris Review de 2005 à 2010, il a écrit trois livres, We Wish to Inform You That Tomorrow We Will be Killed With Our Families : Stories from Rwanda (Picador, 1999), une série de témoignages sur le génocide rwandais, A Cold Case (Picador, 2002), le récit d'un meurtre irrésolu à Manhattan, et Standard Operating Procedure (avec Errol Morris, Penguin Press, 2008), une enquête sur la prison d'Abou Ghraib pendant l'occupation américaine de l'Irak. Tout en préparant un nouveau livre sur la reconstruction de la société rwandaise et de vies rescapées du génocide, il publie régulièrement des articles pour le New Yorker. "No Exit", publié dans l'édition du 12 décembre 2011 du magazine, a paru en France le 5 avril dernier chez Allia. Nous avons rencontré Philip Gourevitch pour évoquer ce portrait de Nicolas Sarkozy, président atypique cloué au pilori après avoir été porté au pinacle il y a seulement cinq ans.
Nonfiction.fr- Qu’est-ce qui vous a incité à écrire ce portrait de Nicolas Sarkozy paru en décembre 2011 dans le New Yorker avant d’être traduit par Allia en avril ?
Philip Gourevitch- C'est un ensemble de facteurs. Sarkozy jouait un rôle très visible sur la scène européenne et dans la guerre en Libye. A ce moment là, il était pourtant au plus bas dans les sondages, à tel point que son impopularité apparaissait impossible à défaire. J'ai été frappé par cette impopularité au regard de sa popularité initiale, après son élection. Je crois qu'elles sont indissociables : on ne peut pas comprendre le niveau d'hostilité et de rejet contre lui sans comprendre le degré de fascination et un en sens l'espoir qu'il a suscité par ses promesses. Il s'est autorisé à apparaître comme celui qui peut plaire à tous, et finalement, il ne plaît plus à personne. Quand je l'ai vu se lancer dans l'aventure libyenne, j'avais aussi en tête le début de son mandat qui a commencé avec la libération des infirmières bulgares puis la visite de Kadhafi à Paris.
Nonfiction.fr- Comment expliquez-vous qu’il ait commis les erreurs symboliques (le dîner du Fouquet’s, le séjour sur le yacht de Bolloré) que les Français lui reprochent le plus aujourd’hui au début de son mandat, lorsqu’il était au sommet de sa gloire ?
Philip Gourevitch- J'étais vraiment perplexe quand j'ai vu que ces premières erreurs étaient devenues une référence. Il faut dire qu'il n'y a pas eu de gaffes comparables plus tard dans son mandat. Il y a eu des problèmes politiques et des jugements positifs ou négatifs sur son action politique, mais son image négative s'est fixée très tôt dans l'esprit des Français et n'a pas tellement changé ensuite. Je crois que ce n'est pas seulement dû au fait qu'il se sentait absolument libre et désinhibé. Je crois que c'est dû au fait qu'il est arrivé au pouvoir au moment d'une crise sentimentale insensée. A ma connaissance, aucun homme d'Etat au monde n'a été abandonné par sa femme au moment d'accéder au pouvoir après avoir été à ses côtés pendant une campagne, en jouant même un rôle de conseillère. Je cite dans mon livre cette phrase de Sarkozy : "Ce qui a fait de moi qui je suis maintenant est la somme de toutes les humiliations subies pendant l’enfance". Le départ de Cécilia a aussi a été une humiliation pour l’homme, non plus pour l’enfant. La combinaison de son arrivée spectaculaire au pouvoir- spectaculaire en termes électoraux mais aussi en termes de ferveur dans l'opinion- et d'un échec personnel fracassant est inédite. Quelle qu'ait été sa vie personnelle auparavant, il voulait clairement la préserver, non seulement pour son image, mais parce qu'il tenait vraiment à sa femme. A ce moment là, il était donc complètement déstabilisé et sa vie privée n'existait plus vraiment. Son entourage m'a quasi unanimement décrit les épisodes du Fouquet's et du yacht de Bolloré comme des tentatives pour apaiser ou plaire à Cécilia. Ce n'est probablement pas entièrement vrai, mais il faut se rendre compte qu'il n'a plus fait d'erreurs de ce type par la suite. Il a commis d'autres erreurs et il a dit des choses qui renvoyaient à ses erreurs initiales, mais il n'en a plus commises de la même ampleur. Pour moi, ce sont les signes de quelqu'un qui se débat tant qu'il peut mais ne prend pas la peine de faire attention à ce qu'il fait. Il n'a pas fait d'erreurs comparables pendant la campagne non plus. Il n'aurait dû penser qu'à célébrer sa victoire après l'élection et il ne pouvait penser à rien d'autre qu'à ce cuisant échec sentimental. C'est presque shakespearien. Je ne dirais pas que Sarkozy est un personnage shakespearien mais c'est un personnage très intéressant de ce point de vue-là. Cet épisode s'est ensuite prolongé avec l'affaire des infirmières bulgares puisqu'il a envoyé Cécilia négocier leur libération. Ce qui était une décision étrange, qu'il n'aurait sans doute pas prise si les choses se passaient bien entre eux. Et ensuite, Kadhafi a débarqué à Paris au moment où s'est nouée sa relation avec Carla Bruni. C'est à ce moment-là que sa cote a commencé à plonger dans les sondages. Les crises personnelle et politique ont convergé à partir de là. A la fin de cette année, où il n'a rien fait de ce qu'il avait prévu et promis à tout le monde, une fois qu'il s'est sorti de ses déboires personnels, la crise financière lui est tombée dessus. Il n'avait donc plus aucune marge pour faire ce qu'il n'avait pas fait en cette première année.
Nonfiction.fr- Nicolas Sarkozy est à la fois un parvenu, fier de son succès et qui veut l’afficher, et un homme complexé vis-à-vis d’une certaine élite intellectuelle sortie des grandes écoles. Quel rôle a joué cette contradiction dans sa carrière politique ?
Philip Gourevitch- Cette tension est très importante, pour le meilleur et pour le pire. D'abord, elle l'a motivé. Il est arrivé sur la scène politique comme un outsider. C'est vraiment un outsider, pas quelqu'un qui prétend l'être. Son nom, son style, son parcours- lui qui n'était pas un élève brillant et qui n'a pas obtenu son diplôme de Sciences-Po à cause d'un niveau insuffisant en Anglais- faisaient presque de lui un usurpateur. Ca a compté et ça lui a donné une bonne image auprès de l'opinion en 2007. Tout le discours sur "Sarko l'américain" le faisait apparaître comme quelqu'un qui rejette l' "establishment" français. Il refusait de se taire sur des sujets généralement tabous comme l'argent. Les gens lui disaient : "quelle vulgarité", et lui répondait : "c'est vous, les hypocrites, vous êtes des faux-jetons. Vous dites que parler d'argent est vulgaire mais vous en avez, vous ne voulez certainement pas y renoncer, vous en voulez même plus, vous profitez des largesses qu'il vous offre et ensuite vous venez me dire que les gens ne devraient pas chercher à en gagner. Je vous dis que ce n'est pas un sujet tabou et que je l'assume." En un sens, ce discours a séduit les gens au départ et c'est maintenant ce qui les rebute. Quand Hollande parle d'une présidence "normale", de quoi parle-t-il ? Il parle d'un retour à l' "establishment" que Sarkozy fustige. Hollande a trois diplômes d'études supérieures. Par "normal", il entend le contraire de Sarkozy. Il n'est pas agité, surexcité, brutal, ce n'est pas un arriviste ou un nouveau riche. Il y avait quelque chose de désinhibé dans ce Sarkozy qui ne se soucie pas des non-dits et qui les rejette même. A mon sens- moi qui ne vote pas en France et qui n'ai pas à me poser la question de savoir si je veux ce type comme président- cette attitude a encore un attrait. C'est une attitude cohérente vis-à-vis de certains aspects de la vie sociale, politique, publique et je dirais même "bourgeoise" de la France qui n'ont pas changé.
Nonfiction.fr- Croyez-vous qu’il a changé de style pendant son quinquennat ?
Philip Gourevitch- Non, je crois qu'il n'a pas changé. C'est ce qu'il est et je pense qu'il y croit. On peut l'accuser de se contredire, d'être hypocrite, de ne pas dire la vérité parfois, mais je pense qu'il est fidèle aux sentiments qu'il ressent quand il s'exprime. On dit souvent qu'il s'exprime mal. Je pense surtout qu'il s'exprime de manière originale, il n'utilise pas les formules convenues que beaucoup d'autres utilisent. Il cherche à être authentique et direct. Je pense que ces traits de caractère lui correspondent toujours même s'ils l'ont desservi. Il n'a pas réussi à mettre de la substance dans cette façon de faire.
Nonfiction.fr- Les Français sont-ils prêts à accepter cela ?
Philip Gourevitch- Je crois que oui. Je ne veux pas généraliser car Sarkozy est un homme politique particulier. Les gens disent souvent que Sarkozy les a séduits comme si c'était un jeu ou un piège. Les gens voulaient se laisser séduire avant de battre en retraite et de rejeter ce jeu. Je crois que c'est aussi parce que Sarkozy a échoué à mettre de la substance dans ce jeu. C'est un personnage éminemment rhétorique. Sa réalité est surtout rhétorique, il explique les choses de manière très combative et très agressive mais il ne parvient pas à donner du fond à cette rhétorique.
Nonfiction.fr- Vos choix d’interviews sont intéressants. Vous avez interrogé plusieurs intellectuels- Marc Weitzmann, Jacques Attali, BHL, Pascal Bruckner- qui partagent ou ont partagé une fascination pour Nicolas Sarkozy pour mener votre enquête. Pourquoi ?
Philip Gourevitch- Je les ai choisis précisément car ils ont soutenu Sarkozy ou ont été impliqués dans sa politique à un moment donné. BHL dit qu'il n'a jamais voté pour lui et ne le fera jamais mais n'a pas eu de problème à travailler de près avec lui en Libye au nom d'intérêts communs. A ce moment-là, BHL était le plus proche de Sarkozy aussi tard dans son mandat. Les autres intellectuels que j'ai interrogés étaient déjà déçus. Entre interroger l'opposant ou le critique déclaré et celui qui a été en phase avec l'homme politique qui fait l'objet de mon enquête et qui, d'une certaine manière, décrit ses propres fautes ou ce qu'il voit comme un soutien malheureux, le second est beaucoup plus intéressant. Si j'interroge un socialiste qui s'est toujours opposé à Sarkozy, il n'y a aucune surprise, et je ne sais pas si sa critique est fondée sur une opposition à la droite qui précède l'arrivée au pouvoir de Sarkozy ou si elle est une réaction à ce que fait Sarkozy. L'auto-incrimination est toujours plus intéressante que le blâme pour un auteur. Si quelqu'un dit : "Oui, je l'ai fait", au lieu de dire : "Oui, il l'a fait", c'est plus intéressant. Pascal Bruckner est un bon exemple puisqu'il se plaint de Sarkozy sans la moindre pitié tout en laissant entendre qu'il a été sous son charme à un moment donné. Sa déception est fondée sur son envoûtement originel. En un sens, ils sont tous restés fidèles à leur première analyse et ont pensé que Sarkozy ne s'y conformait pas. Les raisons qui les ont attirés à lui leur apparaissent encore comme de bonnes raisons. C'est lui qui a échoué ou qui les a trahis. Attali par exemple, même s'il a en quelque sorte été fasciné par Sarkozy, n'a jamais été tendre avec lui. Je cite plus de conseillers ou de collaborateurs qui disent des choses suffisamment négatives que d'opposants qui sont incapables de soutenir Sarkozy car leurs propos, s'ils ne sont pas plus justes, sont plus éclairants.
Nonfiction.fr- Avez-vous rencontré Nicolas Sarkozy ?
Philip Gourevitch- Non. L'Elysée m'a beaucoup aidé à rentrer en contact avec des personnes de son entourage mais malgré mes demandes répétées, la réponse a toujours été la même : "on verra". On ne m'a jamais dit "non" catégoriquement mais on m'a dit "on verra". Il est vrai que Sarkozy a donné très peu d'interviews dans cette période, à l'été et à l'automne 2011, il était dans ce qu'on appelé la "re-présidentialisation". Il n'allait pas parler des élections car après la sortie de route de DSK, il ne savait pas qui serait son adversaire. Il n'avait pas fini sa guerre libyenne. Et son calcul, bien sûr, était que les gens auraient plus envie de le voir s'il disparaissait pendant un certain temps. J'aurais aimé le rencontrer même si je ne suis pas sûr que cela aurait changé la nature de mon portrait. C'en aurait peut-être changé le style et le ton. En général, quand il parle de lui-même, il s'en sort assez bien. Il peut dire des choses incroyables mais il s'explique assez bien.
Nonfiction.fr- Ce reportage n’est pas votre premier sur la vie politique française puisque dès 1997, vous aviez écrit un reportage sur Jean-Marie Le Pen. Que pensez-vous des rapports entre les médias et les politiques en France, notamment à la lumière de l’affaire DSK ?
Philip Gourevitch- Dans l'ensemble, je pense que certaines choses sont tues. Dans le cas de DSK, beaucoup disent qu'ils savaient, mais que savaient-ils ? Son comportement supposé est assez peu attrayant. On ne peut pas pour autant se limiter à l'idée du puritanisme américain. DSK voulait être président ou était mis en avant comme un grand serviteur du bien public. Un homme politique devrait servir le bien public et ne pas se divertir avec des prostituées. Il y a une confusion dans la presse française qui considère que l'on doit respecter la vie privée des hommes politiques sans se rendre compte qu'une figure publique n'a pas tellement de vie privée classique. On me répondra qu'il faut quand même respecter cette part de vie privée, aussi particulière soit-elle. Je pense que non. Si vous aviez un employé qui passe un certain temps avec des prostituées et paraît de plus en plus obsédé par cela et non par autre chose, vous le licencieriez au lieu de lui donner des responsabilités importantes. Cet homme est votre employé s'il est votre président. S'il est votre président, il doit se restreindre de certaines choses. Il peut passer du temps avec des prostituées s'il le souhaite- même si ce n'est pas attrayant dans l'absolu- mais qu'il n'essaie pas d'être président. Cela dit, je ne suis pas sûr qu'il ait voulu l'être. Ce n'est pas si évident. On l'a toujours évoqué comme une possibilité, sans certitudes. Je ne dirais donc pas que la presse française est complaisante vis-à-vis du pouvoir mais plutôt qu'elle n’adopte pas une attitude de confrontation vis-à-vis de lui. Elle n'a pas forcément le réflexe de creuser un sujet pour aller chercher les preuves d'une information peut-être volontairement gardée secrète. Son rôle est de s'assurer que ce type d'informations est public.
Nonfiction.fr- Pour revenir au cas de Nicolas Sarkozy, certains journalistes se refusent à évoquer l’épisode de son divorce avec Cécilia Attias car ils ne veulent pas céder au storytelling du candidat sortant. Ce débat a notamment émergé au moment de la publication du livre de Catherine Nay, L'impétueux , qui revenait en détails sur cette crise conjugale. Qu’en pensez-vous ?
Philip Gourevitch- Le cas du divorce de Sarkozy est différent, puisqu'il n'y a pas de faute. Elle l'a quitté et a rendu concrète sa vulnérabilité d'homme public. Est-ce qu'on ne devrait pas en parler ? Ca me paraîtrait étrange. Est-ce qu'on doit rentrer dans tous les détails ? Non, mais je pense qu'il y a une manière de le dire et de mettre en avant ce qu'il y a d'important. Le travail d'un journaliste est aussi d'expliquer ce qui se passe et de filtrer ce qu'il y a de plus significatif dans ce qui se passe. Bien sûr, il faut maîtriser l'usage des informations.
Nonfiction.fr- Vous écrivez que Nicolas Sarkozy " n’agit pas par idéologie, mais suit son instinct et ses impulsions" . Que retiendra-t-on du sarkozysme ?
Philip Gourevitch- Assez peu, à mon avis. Un membre de l’entourage du président m'a dit que l'affaire libyenne avait été motivée par le désir de postérité car que retiendrait-on d'autre de son mandat ? Repousser l'âge de la retraite de 60 à 62 ans ? Cette personne me disait que même si on est favorable à cette réforme, ce n'est pas elle qui marquera l'histoire. Et la Libye n'a finalement pas été un franc succès. Cette histoire d'un renversement de régime s'est achevée sur les images terribles du cadavre de Kadhafi. Et Sarkozy n'en a plus parlé. Il a attaqué le régime de Kadhafi au moins dans le but d’en retirer un certain crédit et il n'a même pas essayé de le faire une fois la mission achevée. Maintenant, bien sûr, on se demande à quel point ses relations avec Kadhafi ont joué dans ce dénouement. On peut même lire cette affaire comme une sombre histoire de vengeance.
Sur l'euro, si quelqu'un d'autre s'y attelle et que ça ne marche pas, on pourrait voir son action sous un meilleur jour. Si ce qu'il a fait permet à la zone euro de se redresser dans les six mois qui viennent, il ne va certainement pas en tirer les bénéfices. Quand j'écris qu'il n'a pas d'idéologie, cela veut dire qu'il n'est pas motivé par un idéal qui le porte au pouvoir. Sa raison d'être au pouvoir, c'est qu'il a toujours pensé qu'il devait être président. Il s'est préparé pour cela et il s'offre aux autres pour ce travail. Il leur a dit : "Je serai un bon président, je suis fait pour cela." Et d'une certaine manière, il ne l'a pas fait car il est resté dans la rhétorique. Je crois qu'on retiendra l'expérience de la déception. On se souviendra de l'étrange intensité des passions qu'il a soulevées sans qu'il ait fait grand chose de substantiel par la suite. Même dans cette campagne, il n'offre rien de substantiel. Imaginons qu'il soit réélu : personne ne peut vraiment dire qu'il sait ce qu'est sa vision et son programme. Je pense néanmoins qu'il peut laisser un souvenir plus favorable que la réputation qu'il a actuellement, car une fois qu'il ne sera plus au pouvoir, les gens seront plus cléments. Il sera associé pendant longtemps à un changement de style politique. On reconnaîtra alors qu'il avait de bonnes intuitions même si elles restent rhétoriques.
Comparez-le à Barack Obama. Ce dernier a été confronté à une opposition extrêmement forte des républicains, qui sont prêts à faire tomber le gouvernement entier plutôt que d’accorder le moindre crédit à Obama. Notamment en pleine crise économique, au moment du débat sur le plafond de la dette, les républicains ont exercé une résistance acharnée. Sarkozy n'a eu aucune opposition significative. Il a perdu des élections locales, il a perdu le Sénat mais il ne peut pas mettre ses échecs et ses inactions sur le compte d'autre chose que de lui-même. Depuis le départ, il se bat contre lui-même. Il a été son principal obstacle.
Parmi les personnes que j'ai interrogées, il y a deux conseillers (restés anonymes) qui ont été très éclairants. Ce sont des conseillers très pragmatiques, des technocrates dont le travail est d'appliquer la politique de Sarkozy très concrètement. Ils m'ont tous les deux dit, de manière différente : "Sarkozy n'a pas réussi à utiliser le gouvernement comme un outil de sa politique." Il était sûr de lui, avait une idée en tête, et disait : "Faisons-le." Il n'avait aucune compréhension des intérêts bien établis qui régissent le fonctionnement d'une bureaucratie. Il ne comprenait pas qu'il fallait travailler avec cette bureaucratie, tenter de la tirer dans le bon sens. C'est un travail minutieux et lent qui ne correspond pas à son style. Son style, c'est de taper du poing sur la table, faire un grand discours et s'attendre à ce que les autres suivent. Mais si vous n'apprenez pas à faire marcher une administration comme une machine, si vous ne cultivez pas de bons rapports avec vos ministres, vous ne pourrez pas bien les utiliser et vous ne pourrez pas réformer l'industrie ou l'éducation. Il faut faire des concessions. Finalement, même s'il est apparu comme quelqu'un de volontaire et d’audacieux, il n'a pas vraiment pris de risques. Ces témoignages étaient très intéressants. Même s'ils desservaient Sarkozy, ces conseillers voulaient dire leur déception sur ce sujet. C'est pourquoi je pense que Sarkozy a été son propre obstacle. Il a fini par battre en retraite. Il a aussi dû faire face à la crise financière mais c'est le cas de tous les chefs d'Etat du monde aujourd'hui, quasiment. Lorsque Sarkozy dit : "J'ai fait des erreurs, tout n'a pas été parfait mais ça aurait pu être bien pire", il parle de quelque chose qu'on ne peut pas mesurer. On peut dire que sa politique n'a pas été très bonne mais on ne peut pas être sûr que c'aurait été pire avec quelqu'un d'autre. L'argument selon lequel il a dû faire face à une crise de grande ampleur ne tient pas lorsqu'on le confronte à sa volonté de devenir président. Même s'il a fait un boulot correct, tout le monde souffre encore de la crise, donc personne ne peut lui être reconnaissant.
Nonfiction.fr- Votre livre décrit le sentiment de déclin qui parcourt la France et ses élites, en particulier. Pensez-vous que Sarkozy restera dans les mémoires comme un symbole de ce déclin ou comme une résistance à ce déclin ?
Philip Gourevitch- Avec le recul, on lui pardonnera sans doute un peu plus son tempérament. Si vous n'êtes plus confrontés aux limites de sa personnalité mais seulement à l'écho de son style et de sa conception du pouvoir, votre regard change. Si, par un retournement spectaculaire sur la scène européenne, Hollande arrive à redresser la France, ce sera différent. Personne ne pourra dire que Sarkozy a été malhonnête dans sa politique face à la crise, même si on peut dire qu'il s'est complètement trompé dans ses choix. Il a préservé la place de la France comme co-leader de l'Europe. Merkel a eu besoin de la France tant qu'elle ne voulait pas faire apparaître l'Allemagne comme une puissance isolée, et Sarkozy lui a offert une sorte d'équilibre. Même s'il a dû accepter son plan pour s'en sortir, il s'y est suffisamment bien pris pour le faire apparaître comme le sien. Ce qui et logique quand on est obligé de faire un compromis de ce type. Si je dis cela, cela ne veut pas pour autant dire que je suis en accord avec ce qu'il a fait. Je pense simplement qu'il l'a fait pour lui-même et pour la France. Pourquoi a-t-il abandonné nombre de réformes qu'il voulait engager ? Et pourquoi a-t-il cédé à une rhétorique extrémiste sur l'immigration sans en tirer de conséquences pratiques ? Dans mon livre, Marine Le Pen ne lui reproche pas le fond du discours de Grenoble, elle lui reproche de n'en avoir rien fait. Et les autres le détestent parce qu'il a prononcé ce discours. Donc je crois que Sarkozy est pris dans cette contradiction d'un mandat où il n'a pas fait grand chose sur le fond et où ses impulsions et son absence de vision de long terme ont pris le dessus. Cette contradiction laisse apparaître au premier plan d'une part sa personnalité, et d'autre part, la difficulté pour un pays européen d'être un pays à part entière dans un tel contexte économique. Cette crise révèle le dilemme qui consiste à diriger un pays dans les limites qu’impose le fait d'être intégré à un espace politique comme l'Europe. Je ne veux pas dramatiser ce problème mais montrer que la situation est très différente de celle de De Gaulle ou de Mitterrand. Nicolas Sarkozy a voulu tout faire lui-même alors qu'il est loin d'être tout-puissant. Nous atteignons un point où les limites de l'universalisme comme idéal sont en train d'être révélées par le fait que les nations ont une existence tangible. Les Français réagissent à cela à la française, et les Allemands à l'allemande. Cette réaction "culturelle" ne relève pas seulement de l'image d'Epinal, il y a une aggravation des tensions selon des conceptions nationales. L'identité des nations au sein de l'Europe est un vrai problème dont la présidence de Sarkozy a été le reflet, même s'il n'a jamais complètement formulé ce problème.
Nonfiction.fr- Comment jugez-vous sa campagne ?
Philip Gourevitch- Elle est confuse. Sarkozy est à nouveau dans la position de l'outsider, qu'il affectionne. Mais vous ne pouvez pas être un outsider quand vous êtes le président sortant, surtout quand vous avez été autant sur le devant de la scène. J’étais place de l'Opéra mardi pour écouter Marine Le Pen. Elle a prononcé un discours ridiculement long émaillé de quelques moments forts. Elle a notamment dit : "Depuis des années, ils nous humilient et nous traitent d'extrémistes. Et puis, 20% des électeurs votent pour nous, et le FN est maintenant le centre de gravité de la vie politique française." Elle a raison ! C'est terrible mais elle a raison. Et puis elle a dit : "cette campagne électorale n'est qu'une bataille pour se positionner vis-à-vis de nous." Sarkozy n'a pas réussi à le faire, contrairement à 2007. Ceux qui ont voté pour lui en 2007 sont facilement revenus vers Marine Le Pen car il ne leur a rien donné et ils le voient désormais comme un hypocrite. Sa campagne est donc complètement incohérente et maintenant dangereusement désespérée. Il s'est coupé de la tradition gaulliste et du centre-droit qu'il représentait. Et il est si près de légitimer le FN comme pivot du débat qu'il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. C'est de sa faute ! Que représente Marine Le Pen ? Des idées obscures et laides qui existeront toujours dans un pays comme la France, qui a été intensément divisé au XXe siècle entre le pire et le meilleur de l’Europe. Elle représente un sentiment anti-européen qui peut perdurer et elle représente aussi le fait qu'il y a certains problèmes que personne dans les partis politiques mainstream n'a réussi à formuler et encore moins à résoudre. Le seul moyen de lui répondre n'est pas d'intérioriser son discours extrême mais de trouver des arguments qui réduisent les siens à des positions extrêmes. Comment combat-on une idée ? En trouvant une idée plus convaincante qui la rend outrancière au point qu'elle ne peut plus être prononcée que par une minorité dans son coin. En ce moment, Le Pen tient un discours que les partis modérés n'ont pas réussi à battre en brèche à travers un discours et une politique. C'est leur échec. Et on peut l'imputer à Sarkozy aussi. Même si Mélenchon s'est essayé à cette confrontation avec le FN, son problème est qu'il est également opposé à la mondialisation. Si vous défendez l'Europe, vous êtes obligés d'accepter l'idée que vous ne pouvez pas être trop protectionniste et que vous ne pouvez pas fermer vos frontières. Pourquoi Sarkozy ne parvient-il pas à résister à ce discours anti-immigration ? Sa politique n'a pas changé en la matière en cinq ans. Il pourrait dire qu'il comprend le problème et le prend en compte tout en déconstruisant le discours de Le Pen mais il ne le fait pas. En 1997, j'avais enquêté sur Jean-Marie Le Pen. A l'époque, on disait qu'il y avait une honte attaché au vote pour le FN, mais il y avait plus que cela. Marine Le Pen a été très habile pour disperser cette honte, mais Sarkozy l'a aidé. Le plus il s'approprie son discours et le revendique pour lui-même, le plus elle peut crier victoire et orienter le débat public. C'est plus qu'une erreur de Sarkozy, c'est une faute dommageable.
Nonfiction.fr- François Hollande offre-t-il selon vous la même complexité pour un portrait de ce type ?
Philip Gourevitch- Dès lors qu'il est plus complexe qu'il ne le laisse voir, il offre un matériau au moins aussi intéressant pour une enquête. J'ai écrit sur Sarkozy sans avoir à me poser les questions que se pose un électeur, à la fois en rendant compte de ce qu'en pensent les Français et en rendant compte de la manière dont il se met en scène. Et j'ai pu comparer cette perception et cette mise en scène. Dans les deux cas, c'est une histoire mouvementée mais très complexe et intéressante. Jusque-là, Hollande a laissé Sarkozy faire tout le travail à sa place. Il a fait quelque chose que beaucoup d'hommes politiques lui envieraient : faire le moins de promesses possibles et se définir le moins possible, attendre tout en accumulant les bénéfices de l'attitude autodestructrice de son adversaire. De la même manière, Obama a eu beaucoup de chance avec les adversaires qu'il a eus. Vous pouvez plaire à tous un certain temps, surtout lorsque vous n'avez pas de bilan au niveau national, comme Hollande. Cela ne veut pas dire qu'il n'a pas de fond. Il n'y a pas une grande passion autour de lui et ce n'est pas un personnage qui se met en scène comme Sarkozy. Sa vie privée est peut-être complexe mais elle n'a jamais posé un problème comme avec Sarkozy. Le fait qu'il n'ait pas voulu laisser voir qui il était est inhabituel. Tout politique tend à vouloir être regardé. Le fait qu'il ait voulu se présenter comme antinomique de Sarkozy est également intéressant car si les gens découvrent qu'il n'est pas celui qu'ils croyaient, ils pourraient regretter certains traits de caractère de Sarkozy, son énergie et son dynamisme.
Hollande va devoir se définir en fonction du fait que les gens ne votent pas forcément pour lui mais contre Sarkozy. Cela me fait penser à l’élection américaine de 2004 quand Bush a été réélu. Après l'élection, personne ne disait : "Si seulement Kerry avait été élu" mais tout le monde disait : "Si seulement Bush avait été battu". Il y a donc des avantages à ne pas arriver au pouvoir en suscitant trop d'espoirs. Néanmoins, ce qui était intéressant avec Sarkozy, c'est qu'il rejetait la nostalgie et le discours chronique du déclin. Je ne vois pas cela chez Hollande, qui se présente plus comme un deuxième Mitterrand. Il y a là une forme de retrait dans le passé. Son défi repose dans cette question : comment rendre séduisante une position pré-Sarkozy ? Les gens voulaient vraiment rompre avec le legs de Chirac en 2007 et ils sont maintenant insatisfaits de la position où les a amenés Sarkozy. Mais cela signifie-t-il qu'ils veulent revenir au style d'avant Sarkozy ? Pour répondre à votre question, même si Hollande est plus ennuyeux que Sarkozy, les problèmes auxquels la France fait face ne sont pas près de s'estomper
* Propos recueillis par Pierre Testard le 2 mai 2012, à Paris.
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