L'ambition du Collège de France de présenter "le savoir en train de se faire" est atteinte par la leçon inaugurale de Roger Chartier.

Cet écrit n’en est pas un. Il est d’abord une leçon orale, celle que Roger Chartier a prononcée lors de sa séance inaugurale au Collège de France. Si depuis le XVIe siècle, la vocation de cette vénérable institution est de présenter "le savoir en train de se faire", alors le premier cours de Roger Chartier a pleinement répondu à cet objectif.

L’historien du livre invite en effet à reprendre les interrogations soulevées par la révolution numérique actuelle qui a profondément modifié le rapport de nos sociétés à l’écrit. Il nous entraîne au cœur de ses problématiques de recherches sur la place tenue par l’écrit dans "la production des savoirs, dans l’échange des émotions et des sentiments"   . Il souhaite répondre aux enjeux posés par les mutations contemporaines  de la culture de l’écrit. La révolution numérique – c'est-à-dire l’irruption brutale et massive du caractère immatériel de l’écrit dans les sociétés du livre – oblige à réviser les gestes et les notions que nous associons à l’écrit.

Il répond en historien soucieux des débats du temps en rappelant à sa corporation qu’elle n’a plus le monopole des représentations (mais l’a-t-elle eu ?) et que ses discours subissent la concurrence croissante des "insurrections de la mémoire"   . Selon lui, l’histoire doit être à la fois soumise à la critique, "respecter les exigences de la mémoire" tout en marquant sa spécificité par rapport aux discours fictionnels ou mémoriels que cette dernière engendre. Effort louable, certes, mais ambitieux.

Il commence par rappeler le rôle majeur joué par l’écrit dans l’Europe moderne (du XVIe au XVIIIe siècles) notamment pour la construction de l’Etat, pour l’expérience religieuse, pour le processus de civilisation des mœurs ou encore pour l’apparition d’une sphère publique au XVIIIe siècle. Comme un bon professeur soucieux d’être compris, il pose la question simple "Qu’est-ce qu’un livre ?" pour ensuite s’interroger également sur l’auteur. "Créature humaine dotée d’une âme et d’un corps", les livres se sont peu à peu détachés de leur matérialité.

Il s’interroge ensuite sur le rapport entretenu entre culture écrite et littérature. Trop longtemps, l’histoire s’est abstenue d’étudier la littérature pour se cantonner aux "textes sans qualités". Pourtant, cette distinction entre les nobles écrits et les autres est d’autant plus périlleuse que la littérature n’a pas eu avant le siècle des Lumières le sens qu’on lui a attribué par la suite. De plus, comme Jorge Louis Borges l’a mis en évidence, il est clair que les limites entre la fiction et la réalité disparaissent. Roger Chartier souligne une porosité dont le poète argentin avait eu l’intuition il y déjà plus d’un quart de siècle : "Les magies de la fiction dépendent des normes et des pratiques de l’écrit qui les habitent, s’en emparent et les transmettent"   .

Roger Chartier s’intéresse ensuite à la production du texte, à l’instabilité du sens et à l’autorité de l’écrit. Le texte n’appartient ainsi jamais exclusivement à son auteur mais bien plus à celui qui le lit, il est une relation unique avec chaque lecteur. Dès lors, l’écrit devient une puissance "crainte et désirée" que les autorités cherchèrent de tous temps à contrôler. Il est l’instrument des pouvoirs mais également une limite posée à ces derniers   .
 
Une fois ces jalons posés, Roger Chartier présente des principes d’analyses qui sont autant de questions qu’il soulève. Trois se dégagent nettement. Le premier concerne les différentes appropriations que les lecteurs peuvent faire d’un écrit et de la culture écrite en général. Le second impose le retour au concept de représentation. L’auteur appelle de ses vœux une histoire des représentations qui aide les historiens à se défaire de leur "bien maigre idée du réel"  en insistant sur la force des représentations. Enfin, son troisième principe d’analyse lie étroitement diachronie et synchronie. Il convient ainsi à chaque fois de replacer une production écrite dans son temps mais également dans l’histoire de son genre ou de la discipline à laquelle elle est attachée.

Dans sa séance inaugurale au Collège de France, Roger Chartier trace ainsi le sillon d’une histoire de la culture écrite qui reste à faire. Urgence d’autant plus actuelle que les mutations contemporaines de l’écrit ont fait naître nombre d’inquiétudes et d’incertitudes à son sujet.