Un siècle de littérature condensée dans sa critique, telle se présente la somme publiée des articles de Jean José Marchand.

Certains écrivent sur les livres avec le souci de passer devant eux. Ils essaient même parfois de donner à leur pensée la forme de ce qu’ils ont lu. D’autres critiques littéraires veulent jouer les censeurs en introduisant dans leur chronique de vertueuses indignations. D’autres enfin ne se départissent pas du souci de servir les livres dont ils parlent. Où classer Jean José Marchand dans cette typologie minimale ? Certainement dans la troisième catégorie, celle de ces critiques qui sont délivrés de se soumettre au goût public, libres du souci de la vente et n’ayant point d’égard à la paresse des esprits, même s’ils savent que leur contribution est grande au commerce des livres.

Jean José Marchand (1920-2011) était déjà connu pour quelques ouvrages personnels : Glose sur Mon cœur mis à nu de Baudelaire, notamment. Il est resté poète toute sa vie, au contact de Baudelaire, certainement, mais aussi de Breton, Paulhan, Guillevic, même si son regard critique a fini par prendre le pas sur la production de la poésie. Mais il était connu aussi des lecteurs habituels des chroniques cinématographiques et littéraires, de ceux qui ont encore le souvenir d’avoir lu sa plume à l’occasion de la sortie de tel ou tel ouvrage (d’un Victor Farias, d’un Gilles Lipovetsky, d’un René Pommier – dont il refuse la violence à l’égard de Roland Barthes –, d’un Alexandre Kojève, d’un Michel Onfray débutant qu’il trouve “amusant”, d’un Claude Lévi-Strauss confirmé, pour n’évoquer que quelques noms sur une liste insuffisante et face à un index époustouflant).

Désormais, le travail critique de Marchand peut être abordé autrement grâce à l’édition ici présentée de ses articles, chroniques, comptes rendus, contributions diverses rassemblées de manière aussi exhaustive que possible. Critique littéraire à La Quinzaine littéraire, conduite par Maurice Nadeau, il a joué un rôle essentiel sur ce plan durant de nombreuses années (depuis août 1970, puis de 1982 à 2011). Il a commencé ce type de travail dans L’Écho des étudiants d’Aix-en-Provence, année 1940, et l’a prolongé dans Confluences, comme critique d’art à Combat, aux Lettres nouvelles, au Journal du Parlement et dans quelques autres revues. Après la guerre, il entre comme bibliographe à la Bibliothèque nationale. Puis il devient critique médiatique, grâce à une série d’émissions audiovisuelles, intitulée les Archives du XXe siècle, autour de laquelle il a rassemblé de nombreuses figures artistiques et intellectuelles du monde du XXe siècle. On en connaît en général un extrait : en 1972, Marchand réalise un célèbre entretien (cinq heures) avec Claude Lévi-Strauss… Il publie aussi des chroniques (plus courtes) au Bulletin critique du livre français, et sur un blog.

Cette somme, car c’en est une (quatre volumes, accompagnés d’un index, le tout sous coffret), contient la référence à tout ce qui s’est produit en littérature (essais compris) depuis ses premiers écrits (1941). Elle a été préparée par Guillaume Louet, du vivant de Marchand. L’ensemble des textes rassemblés adopte l’ordre chronologique, et distingue la production du critique en quatre périodes épousant celles de sa vie professionnelle : les débuts, l’activité de critique autour du RPF et de son organe de presse, les textes de 1958 à sa retraite en 1982, enfin l’activité exclusivement critique. Ces séries se doublent d’ailleurs d’un critère d’organisation par revues de référence (de Poésie à La Quinzaine). Comme elles recoupent des critiques parfois violentes des revues qui ont pignon sur rue, à telle ou telle époque : par exemple, Marchand assassinant La Nouvelle Revue française en 1943, à partir de la revue Confluences. Il conviendrait, d’ailleurs, sur ce plan, de relire cette somme en croisant les données qu’elle nous présente afin de reconstituer le champ intellectuel des époques référées. Un sociologue ferait là un beau travail de l’œuvre d’un critique lisant celle des autres.

Comment rendre compte de cet ensemble dont on n’arrive pas à épuiser le cours ? La lecture en est aisée sur certains plans (chaque chronique), plus difficile sur d’autres. Car on pourrait, au lieu de suivre chacune des chroniques pas à pas, opérer un travail de synthèse qui consisterait à parcourir l’ensemble publié actuellement dans ses couches successives : les époques et les rythmes de publication, les revues fréquentées, les auteurs rencontrés et les cadences de publication, l’évolution de son propre style, les croisements entre les œuvres enrichis au fur et à mesure, les fractures propres à la position de Marchand (les tournants, par exemple, ceux de l’époque qu’il décèle – 1985 – et ceux qui le concernent)… Autant dire que les couches sédimentaires qui font fonctionner ces quatre ouvrages devraient, si on avait le temps et la patience, devenir les révélatrices de tout un pan du XXe siècle (les auteurs, les intellectuels, certains politiques). Mais se lancer dans ce travail (durant des mois) imposerait de repousser cette chronique même aux calendes.

Or, il faut indiquer cette publication aux lecteurs. Aux “vieux” lecteurs qui voudraient se replonger dans des textes déjà lus au cours de leurs années d’université ou de formation ; et aux “jeunes” lecteurs qui auraient l’ambition de reparcourir les trajectoires d’auteurs désormais célèbres – et des femmes auteures à propos desquelles Marchand remarque qu’elles se sont mises à écrire autrement que les hommes –, mais qui ne l’étaient pas nécessairement au moment où Marchand se saisit de leur ouvrage. Et à tous les lecteurs qui souhaiteraient retracer les grandes lignes de débats qui sont toujours en cours (par exemple, sur Le Corbusier, sur le négationnisme, l’art abstrait…).

Si nombre de ses confrères cultivent le lieu commun et pratiquent l’admiration officielle, Marchand ne cesse d’explorer les audaces d’écriture, les livres qui éclatent entre les mains de leurs auteurs, les répétitions, les remarques, les avenirs broyés et les lancements imprévus du secteur des publications. Et cela même si le bureau du critique est menacé par des torrents de livres, l’obligeant à faire face aussi bien à des ouvrages essentiels qu’à des auteurs qui se contentent de “faire leurs gammes”.
Avait-il une méthode particulière pour réussir à lire et commenter tous ces ouvrages ? En tout cas, il avait la mémoire des personnes et des œuvres. À certains moments d’ailleurs il procède à des allusions portant sur tel ou tel auteur, écrivain, manifestant une connaissance approfondie du milieu en question. Quelques portraits très brefs mais efficaces nous montrent un Émile Faguet crasseux et un Louis Aragon viscéral menteur, pour ne citer que ces deux-là.

Le travail de lecture intense et ordonnée s’accomplit au quotidien, et constitue ainsi un panorama de l’histoire littéraire et intellectuelle du XXe siècle essentiellement français ou de langue française. Mais ce panorama n’est pas extérieur aux ouvrages chroniqués. Marchand ne cesse de relire dans les ouvrages qui tombent sous sa main la présence de l’histoire littéraire et de l’histoire des idées. Aucun ouvrage lu ne reste isolé de toute cette histoire, le critique ne cessant de se faire comparatiste.

Il manifeste une attention, un zèle littéraire, un sacrifice sans doute de sa propre production, un dédain de ce qui est mal conçu, assez méritoires. Il ne pratique ni la raillerie, ni la ferveur. Mais il sait remplir une fonction bien délimitée : celle de discerner ce qui fait, au fond, le cœur d’un ouvrage. Au lecteur ensuite de juger. Marchand a du moins souligné ce qui pourrait le combler, jamais dupe du temps qui passe et qui finit par faire beaucoup de ravages dans les grandes œuvres.
Autour de ces auteurs, Marchand constitue insensiblement un monument qui n’a pas d’égal. L’acuité de son regard est sans faille. Il s’intéresse à toute une lignée de penseurs qui trouvent leur marque dans ses propos, mais sans exclusive. L’intérêt de penser prime sur le reste. Marchand demeure indépendant.

Il observe la montée en puissance des essais, et s’interroge sur la signification de ce fait. Il voit poindre des données nouvelles : la postmodernité, l’architecture nouvelle (en 1983), le monde de l’indifférence... Décèle des années charnières (1985), l’émergence du consensus (le mot et la politique qui lui est liée). S’il est un observateur scrupuleux de la littérature française, il n’en est pas moins très attentif aux traductions d’œuvres étrangères. Attentif au point de vérifier les traductions et de dénoncer les ouvrages sur lesquels le traducteur est fautif.

Mais, finalement, qu’est-ce qu’être critique littéraire ? N’est-ce pas se faire la mauvaise conscience du temps présent. Non qu’il faille préférer le passé, cela même si Marchand a de l’affection pour Baudelaire. En revanche, il faut bien s’intéresser aussi au passé, si l’on trouve que, depuis 1960, et surtout depuis la fin du structuralisme et des prestations de Gilles Deleuze, nous nous trouvons face à une véritable chute de la production littéraire. Restent cependant des étoiles montantes, sans doute Houellebecq. Marchand ne s’attarde pas sur la théorie de la critique. S’il a bien une théorie de la littérature (exposée dès 1958), rien ne laisse voir, dans ces quatre volumes, une réflexion plus approfondie sur la critique et son statut par rapport à l’œuvre. Disons que Marchand la pratique, mais ne l’expose pas.

Encore est-il possible d’énoncer cette question autrement. Marchand ne travaille-t-il pas à la charnière d’une époque en cours de disparition, celle de la critique normative (à défaut d’être traditionnelle), légitime, associée à un magistère de la critique. Sans doute faudrait-il évoquer ici Sainte-Beuve et ses successeurs jusqu’à Georges Poulet et ce temps où la société plaçait ses “phares” (Victor Hugo) à sa tête. L’exemple de Pascal Pia, qui revient sans cesse dans sa bouche, est éloquent à cet égard. Mais cette critique ne fonctionnait qu’à raison de disposer de ce magistère par lequel elle pouvait asséner un contenu au lecteur, en quelque sorte en surplomb. Or, déjà, Marchand se situe lui-même à l’“approche du soir d’un monde” et des signes de son vieillissement qu’il date du moment où il cesse de partager les valeurs “culturelles” de son époque. Alors, il avoue parfois qu’il est incapable d’émettre un jugement sur tel ou tel ouvrage, et que parfois il a des doutes sur les propos concernant la culture, ce qui est fortement le cas autour des débats portant sur des ouvrages qui défendent la “haute culture” (Finkielkraut, Michel Henry). Encore a-t-il des doutes : “Le plus grand défaut de tous les livres dont je viens de parler est qu’ils semblent avoir été écrits avant Nietzsche et son marteau terrible.” Ils ont cent ans de retard. Mais c’est pour mieux valoriser Allan Bloom ! En un mot, ces hésitations signalent sans doute le passage de cette ancienne critique au temps des passeurs. La télévision a perturbé les rôles et Marchand en souffre.