* Ce point de vue a paru dans Le Monde le 24 avril.
Les résultats des élections présidentielles apportent toujours, dit-on, une surprise. Cette année, s'il fallait la désigner, ce pourrait bien être la participation : 80 % des inscrits. Alors qu'on annonçait une abstention sinon record du moins élevée, c'est au contraire la participation qui atteint pratiquement le même niveau qu'en 2007, élection exceptionnelle dans la tendance générale à la baisse de la participation électorale. Malgré des candidats cette fois connus et, en partie, usés, malgré une campagne jugée globalement morose, et surtout malgré un contexte général, économique notamment, particulièrement déprimé et déprimant, les Français ont à nouveau montré combien cette élection atypique dans les grandes démocraties européennes leur tenait à coeur et qu'ils y percevaient, eux, des enjeux.
Le premier, qui sera majeur pour le second tour, c'est le rejet du président sortant : Nicolas Sarkozy n'est pas en tête du premier tour, situation inédite dans l'histoire de l'élection présidentielle. En plaçant en tête son concurrent socialiste et très haut son adversaire du Front national, les Français ont clairement montré qu'ils souhaitaient un "changement", mot-clé de la campagne. Le bilan, le style et la personnalité de Sarkozy semblent avoir à la fois mécontenté et épuisé nos concitoyens si l'on en croit les enquêtes d'opinion.
Le deuxième enjeu de cette élection peut donc être résumé ainsi : de quel changement est-elle le nom ? François Hollande s'est précisément présenté comme le candidat du changement. Contre le bilan sarkozyste, le style bling-bling et la personnalité controversée du président sortant, il a proposé aux Français un projet qui rassemble davantage qu'il ne divise le pays malgré une orientation "anti-riches" marquée, tout en assumant une forme de réalisme économique et social qui sera, à n'en pas douter, le maître-mot de sa présidence en cas d'élection. Est-ce que ce sera suffisant ?
Le score de Marine Le Pen indique que non. Même si le candidat de la gauche a de bonnes chances d'être élu le 6 mai, il n'aura pas beaucoup de marges de manoeuvre. A la fois en raison de la situation économique et financière dont la dégradation pourrait très vite doucher les espoirs soulevés par le retour de la gauche au pouvoir, et parce qu'un pays dans lequel quasiment un cinquième des électeurs vote à l'élection majeure pour la candidate du Front national ne se gouverne pas si facilement. On se souvient de la deuxième place obtenue en 2002 par Jean-Marie Le Pen et de la chape de plomb que cela avait contribué à recouvrir la vie politique française. Mais le vote FN était à l'époque moins important en voix et surtout moins profondément enraciné dans l'ensemble du pays qu'aujourd'hui. Le score lepéniste, surtout si on le compare à celui des autres "grands" candidats (Jean-Luc Mélenchon et François Bayrou) qui ont soulevé la question de la forme et du degré nécessaire de "changement", pose deux questions en forme d'hypothèques pour le quinquennat qui vient.
La première est celle de la place et du rôle de la France dans la mondialisation et surtout en Europe. Peu abordée, du moins directement, dans la campagne, c'est "la" question sous-jacente à l'ensemble des propositions économiques et sociales qui ont été avancées. Or ce sont les candidats qui ont été les plus critiques sur la construction européenne telle qu'elle s'est faite jusqu'ici (jusqu'au "traité" qui sera ou non signé par le prochain président) qui ont été le mieux entendus. Les pro-européens "maintenus" comme François Bayrou et Eva Joly subissent, chacun dans leur genre, une défaite cuisante. L'appel clairement anti-européen de Le Pen a incontestablement séduit une large partie de la "France invisible", celle qui souffre directement de la mondialisation et rend l'Europe responsable de ses maux. L'insécurité économique et sociale induite par les bouleversements mondiaux et européens aura ainsi été au coeur de la campagne et sera l'enjeu majeur du second tour. Les finalistes devront se prononcer nettement sur le sujet pour gagner les voix lepénistes.
La seconde question, que le score de Le Pen comparé à celui de Mélenchon met à jour, tient à l'importance de l'insécurité dite culturelle dans cette élection. Inséparable dans son appréhension, en particulier dans les catégories populaires, de la dimension économique et sociale, elle s'en distingue tout de même. C'est à cette préoccupation-là que la stratégie "Buisson" (du nom du conseiller de Sarkozy issu de la droite dure) devait s'adresser autour du ciblage des musulmans et de leur "mode de vie" comme menace pour l'identité nationale (viande halal, prières de rue, burqa, etc.). L'original en a, comme attendu, davantage bénéficié que la copie. On verra si le président sortant réussit à mieux convaincre l'électorat FN pour le second tour - clé pour lui de son éventuelle réélection - mais la gauche ne pourra pas pour autant négliger cet aspect auquel elle est généralement rétive.
L'identité, l'immigration, le droit de vote des étrangers, la laïcité, le sens de ce que l'on appelle généralement la République sont des thèmes qui se sont installés subrepticement au coeur du débat ces dernières années et dans cette campagne ; souvent de manière détournée, souvent à mi-mot, jamais clairement. Le prochain président de la République, surtout s'il est issu de la gauche, devra pourtant les considérer à l'égal des questions économiques et sociales même si c'est, bien évidemment, à rebours des manipulations et des usages sarkozystes, sous peine de voir monter encore le score lepéniste.
Il est en effet à craindre qu'un débat trop simpliste entre un Sarkozy candidat de l'insécurité culturelle contre un Hollande candidat de l'insécurité économique et sociale n'épuise pas le sujet