Révolté par la médiocrité du débat politique devant les urgences sociales, écologiques et économiques qui menacent notre pays, Michel Rocard a pris la plume pour mettre ses “points sur les i”.

Souvenons-nous : quelques mois après la défaite de Ségolène Royal au second tour de l’élection présidentielle de 2007, Michel Rocard révèlait qu’il avait, à quelques jours du dépôt officiel des candidatures auprès du Conseil constitutionnel au mois de mars, demandé à la candidate socialiste de se retirer de la course pour le laisser concourir à sa place. “Elle était fichue, c’était visible”, déclare-t-il alors, pensant pouvoir “éviter la défaite” s’il présentait sa candidature. Bien sûr, comme il s’y attendait, la tentative s’avéra vaine et Ségolène Royal refusa fermement sa proposition. Mais ce geste, analysé a posteriori, peut être vu comme une tentative assez désespérée de la part de Michel Rocard d’être enfin en situation de briguer la présidence de la République.

Aujourd’hui, l’ancien Premier ministre “s’est rangé”. En 2009, il a démissionné de son dernier mandat électif - celui de député européen - et a enterré, par la même occasion, toute ambition présidentielle. Il s’est reconverti dans un rôle de “vieux sage” qui, à défaut de faire l’unanimité, fait parler de lui. Ses propos sont parfois délibérément provocateurs - vis-à-vis notamment du Parti socialiste, de ses responsables et de leurs prises de position politiques -, et souvent empreints d’une hauteur d’esprit et d’une clairvoyance assez remarquables.

Cette année, l’ancien Premier ministre a fait plus soft en matière d’immersion dans la campagne présidentielle. Jusqu’à preuve du contraire, il n’a pas demandé au candidat socialiste de se retirer à son profit - tout juste a-t-il publié ce livre, Mes points sur les i, écrit au mois d’octobre dernier “pratiquement d’une seule traite”, tout de même préfacé par François Hollande. Ce dernier, s’il loue Michel Rocard et ses idées, ne se prive pas d'affirmer qu’il n’est “pas d’accord sur tout de ce qui est écrit” dans ce livre - désaccords sur la question nucléaire ou sur celle du temps de travail, notamment.

En neuf chapitres, le livre balaie les principaux problèmes auxquels la France est confrontée aujourd’hui - et propose des solutions pour en sortir. Très accessible, ce livre est à mettre entre les mains de tous les citoyens qui, concernés par la situation de leur pays et préoccupés par le climat international, chercheraient à comprendre la source et la teneur des problèmes actuels. S’il déplore la “vacuité intellectuelle” de la campagne présidentielle, insulte à “l’intelligence des électeurs”, il se pose en recours pour faire un travail de fond délaissé par les candidats.

Aussi, Michel Rocard veut “formuler quelques réflexions” pour la campagne présidentielle - des réflexions nées d’une double inquiétude, celle de la situation de la France d’une part et de l’inaptitude des responsables politiques à y faire face d’autre part.

Parce qu’il pense que les principaux défis sont internationaux - quand bien même la campagne présidentielle reste centrée sur les questions nationales - la majeure partie du livre se concentre sur ces questions internationales : prolifération nucléaire, choix énergétiques, crise économique, place de la finance.

Sur la question nucléaire, Michel Rocard défend l’abandon de l’arme nucléaire - coûteuse et dangereuse - conjugué au maintien - au développement, même - du nucléaire comme source énergétique. C’est pour lui un moyen indispensable de parer à la dépression énergétique qui suivra les pics pétrolier et gazier ; c’est aussi une source d’énergie qui, affirme-t-il non sans cynisme, “tue sensiblement moins” que le charbon - et qui n’aggrave pas l’effet de serre.

L’auteur prend à contre-pied les positions politiques de son parti et, plus largement, celles d’une bonne partie de la gauche française, attachée tant à la dissuasion nucléaire (il avoue sa stupeur quand il a découvert que ni le programme socialiste, ni le programme écologiste n’évoquaient le nucléaire militaire) qu’à une transition énergétique synonyme de réduction plus ou moins brutale de la part d’énergie nucléaire dans la production totale française.

Adepte des contre-pieds depuis quelques années, Michel Rocard défend ardemment une réduction supplémentaire du temps de travail visant à le porter à trente-deux heures hebdomadaires. Alors qu’une partie de l’opinion publique stigmatise à outrance les 35 heures comme responsables de tous les maux de ces dix dernières années, l’auteur passe outre ces critiques pour défendre une réforme qu’il considère naturelle, la réduction du temps de travail allant dans le sens de l’Histoire. Constant, Michel Rocard reprend là des passages d’un texte qu’il avait écrit dès 1996, Les Moyens d’en sortir. Sa réflexion, étayée par celles de grands intellectuels comme Keynes, Fourastié, Arendt ou, bien sûr, Rifkin   , est très intéressante - qu’on soit, ou non, d’accord avec ses conclusions.

L’auteur dénonce la façon dont la réduction du temps de travail a été envisagée sous le gouvernement Jospin, au crépuscule du XXème siècle. Pour lui, deux problèmes majeurs dans la conception de la réforme sont venus l’handicaper : en premier lieu, ce n’est pas par la loi mais par la négociation qu’une telle réduction devrait être envisagée. Il n’y a qu’en France, écrit-il, que l’outil législatif a été utilisé ; ailleurs, les évolutions ont été d’origine contractuelles - un outil moins brutal et plus flexible qu’une loi qui, uniforme et aveugle, ne peut pas s’adapter uniformément aux réalités plurielles du monde du travail. Michel Rocard, lui, soutenait un dispositif incitatif tel que proposé, le rappelle-t-il, par Gilles de Robien, alors député centriste, en 1996 - dispositif qu’il a d’ailleurs proposé au gouvernement socialiste de Lionel Jospin. L’idée était d’encourager la réduction de la durée du travail en l’indexant sur le volume des cotisations sociales - un mécanisme d’incitation budgétaire. Au grand dam de l’auteur, c’est un dispositif législatif contraignant qui a finalement été retenu.

L’autre problème majeur dans la conception de cette réforme, c’est que, pour Michel Rocard, il ne faut pas réduire la durée du travail en imposant une durée précise (35 heures) mais plutôt engager un “processus souple et continu permettant l’adaptation vers la baisse de la durée du travail au fur et à mesure que l’état des choses la rend nécessaire”. Encore une fois, l’auteur inscrit cette réforme dans l’Histoire - comme si la marche du temps imposait une réduction de la durée du travail - et, corollaire, de la place du travail dans la vie de l’homme et, plus globalement, dans la société toute entière.

Ce chapitre final ouvre un débat auquel les responsables politiques - de gauche comme de droite - refusent de participer. Certes, les candidats d’extrême-gauche reprennent pour beaucoup les “32 heures” dans leurs promesses électorales. Mais, toujours mal à l’aise sur la question des 35 heures, les socialistes restent discrets sur le sujet pendant que, décomplexée, la droite les détricote et les malmène depuis dix ans.

Pourtant, c’est un sujet majeur à l’heure où des millions de français sont au chômage ou en situation de travail précaire   . Car la question du temps de travail - qu’il soit hebdomadaire ou, plus largement, sur l’ensemble de la vie - appelle aussi celle de la place de celui-ci dans la société et, donc, de la place de l’argent. Bien sûr, dans le système capitaliste de l’argent-roi, il faut “travailler plus pour gagner plus” - une telle réforme (dans son aspect non pas contraignant mais évolutif), c’est donc un pas vers un changement de société. Malheureusement, les responsables politiques préfèrent se concentrer sur la place de la viande hallal ou sur la réforme du permis de conduire...

Michel Rocard analyse le monde d’aujourd’hui avec l’expertise d’une vie passée à le comprendre pour mieux le guider. Dépité par le niveau du débat politique, il ouvre des portes intéressantes, trop souvent laissées fermées par des responsables politiques qui, soucieux de ne pas créer de polémique, brident leur créativité. Peut-être est-ce la hauteur de vue que lui confèrent son âge et son expérience ; peut-être est-ce son détachement de retraité de la vie politique qui lui permet d’écrire sans contrainte, de penser sans oeillères