La gauche française est face à l’Histoire car l’Europe avance chaque jour un peu plus vers l’abîme. La protection sociale et la démocratie appartiendront bientôt au passé, tandis que la récession s’imposera comme la norme. Au sein des Etats ou entre eux, misère sociale, injustice et populismes mèneront inexorablement à la violence et au chaos. La Grèce, l’Espagne, le Portugal, ou encore la Roumanie nous en montrent aujourd’hui les prémices.

L’Union européenne s’est précisément bâtie pour éviter cela. Les sociaux-démocrates ont  accepté l’Union monétaire en espérant que le temps l’emmènerait sur le chemin du gouvernement économique et de la protection sociale. Ils constatent aujourd’hui avec effarement le « cul-de-sac » que constitue cette crise. Sigmar Gabriel, Président du SPD, n’a pas peur de formuler ce droit d’inventaire : « Nous avons trop écouté par le passé les théologiens du néolibéralisme. Pendant trente ans, le dogme néolibéral a été tout puissant, en Europe et dans le reste du monde. »   Il distingue ensuite les conservateurs des sociaux-démocrates en défendant un principe rappelé par François Hollande et refusé par Mme Merkel : « La démocratie est plus forte que les marchés. »  

Si la gauche européenne parvient à partager un diagnostic sur la « poly-crise » actuelle, et en l’occurrence à assumer ses errements passés, alors elle pose les bases d’un renouveau idéologique décisif. Sigmar Gabriel, François Hollande – mais aussi Oskar Lafontaine et Jean-Luc Mélenchon – ne pourraient-ils pas formuler ensemble qu’une partie des dettes souveraines, celle résultant de la pure spéculation et des garanties apportées aux dettes privées, est « illégitime » ?

Ils pourraient alors entraîner le reste de la zone euro sur des propositions aussi ambitieuses que la taxe sur les transactions financières, la lutte contre les paradis fiscaux ou la restructuration – voire l’annulation – d’une partie des dettes mutualisées. Cette dernière mesure peut paraître utopique car elle menacerait des établissements bancaires, y compris français, mais n’en serait pas moins « juste », et efficace pour réduire le fardeau de la dette…

Le débat se focalise aujourd’hui sur le rôle de la Banque centrale européenne (BCE). François Hollande a demandé de « ne rien s’interdire pour faire évoluer le mandat de la BCE », mais cette bataille est loin d’être gagnée. Depuis la naissance de la zone euro, la France demande l’utilisation stratégique de l’inflation, tandis que l’Allemagne n’en veut pas : traumatisme des années 1930 et intérêt envers un euro fort au service de leur balance commerciale.

Nos voisins outre-rhin peuvent céder sur cet enjeu central car des arguments de raison sont de notre côté : le spectre de la « germanophobie » les inquiète, à juste titre. Le ferment de la croissance en Allemagne, ce sont ses exportations, réalisées à 60% en Europe. C’est pourquoi la récession à leurs frontières frappe d’ores et déjà chez eux. Leurs travailleurs pauvres connaissent pour la première fois une baisse de leur espérance de vie ; n’est-ce pas un signal d’alarme suffisant ?

D’aucuns regretteront l’absence de déclaration commune du PS et du SPD le 17 mars dernier, alors qu’ils étaient réunis au Cirque d’Hiver à Paris, ils y verront le fruit d’une frilosité ou d’un désaccord profond, la marque d’une ligne allemande immuable sur la BCE. D’autres, plus optimistes, considéreront que François Hollande veut laisser tous les possibles ouverts… En effet, de nombreuses inconnues persistent : quel gouvernement après les élections législatives en France ? Quel score du Front de gauche – qui prône rien de moins qu’une production de billets par la Banque de France, et menace donc ouvertement de sortir de l’euro ? Des questions similaires se posent en Allemagne, ainsi qu’en Italie : quelle coalition au pouvoir en 2013 ?

Dans l’hypothèse d’une victoire socialiste en France le 6 mai prochain, François Hollande disposera d’environ un an pour construire une alternative crédible à l’austérité généralisée, pour poser les bases d’une « renaissance européenne ». Au-delà de l’enjeu de l’émission monétaire, il faudra avancer sur la convergence des protections sociales vers le haut, la convergence fiscale, le juste échange, la transition énergétique…

Le camp d’en face a, pour sa part, déjà posé des jalons. Douze dirigeants conservateurs et libéraux dont ceux du Royaume-Uni, d’Italie et d’Espagne ont adressé un courrier à José Manuel Barroso, Président de la Commission européenne, appelant à une plus grande libéralisation de l’économie : ouverture des marchés des services et de l’énergie, nouveaux accords de libre échange, réformes des marchés du travail. L’Histoire s’apprête à basculer dans un sens ou dans l’autre. L’austérité et la souffrance sociale jusqu’au chaos, ou le sursaut des démocrates, prêts à reprendre le pouvoir sur les marchés.

Pour aller plus loin et affiner des propositions aussi ambitieuses que crédibles, un groupe de travail pour l’établissement d’une « coopération renforcée » pourrait facilement être mis en place. Des personnalités qualifiées (on pense notamment à J. Delors, H. Schmidt ou M. D’Aléma), des mandataires des leaders sociaux démocrates, des chercheurs contribueraient à penser cette alternative. On donnerait la parole à la Confédération européenne des syndicats, aux « Economistes atterrés » ou au lobby « Finance Watch », on pourrait imaginer une tournée dans l’Europe qui brûle, des rencontres avec les acteurs clés, des analyses alternatives à celles de la Troïka (UE, BCE, FMI)…

La gauche ne doit pas s’interdire de rêver ; elle a même le devoir de proposer un nouveau chemin

 

Par Cadmos II*

* pseudonyme d'un ancien assistant parlemantaire auprès de députés européens socialistes.