Une anthologie d'éthique animale partisane et apologétique qui se révèle néanmoins être un ouvrage de référence.
L’Anthologie d’éthique animale dirigée par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, sous-titrée "Apologies des bêtes" réunit pour la première fois en français une somme conséquente spécifiquement dédiée à l’éthique animale, et non pas plus généralement aux rapports hommes-animaux ou aux savoirs et discours sur l’animal . L’amplitude des textes réunis est considérable et regorge de pièces méconnues, oubliées ou inaccessibles par les voies classiques de l’éthique animale. L’ouvrage a donc aussi une vocation historique en ce qu’il permet de retracer dans l’historie de la pensée occidentale (à laquelle il est intentionnellement limité, mais plus par modestie qu’ethnocentrisme) les premiers soubresauts, les précurseurs et les maîtres à penser, souvent disparus des mémoires, des auteurs modernes et contemporains les plus célèbres, de Bentham à Singer. A cet égard, il est conseillé de lire l’introduction claire et précise de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer pour avoir quelques repères dans cette évolution. Comme le sous-titre l’indique cependant, la vocation de l’ouvrage n’est pas simplement historique mais également apologétique. Ce qui réunit les textes présents, c’est un parti-pris avoué, mais raisonné, en faveur des animaux ou, en termes actuels, de leur statut moral. Alors que souvent les anthologies et recueils existants intègrent à leur sélection au moins quelques voix discordantes, ici l’unanimité règne, sinon sur les moyens et les fins exactes, au moins sur un constat général : nous traitons mal les animaux alors que nous devrions bien mieux les traiter ; nous nous jugeons supérieurs au reste de la Création au point d’en tirer tous les droits mais aucun argument ne soutient durablement ce préjugé anthropocentrique.
Mais si cette anthologie se veut introductive, elle suppose néanmoins quelques pré-requis minimaux. Pour juger par exemple de la pertinence des attaques répétées contre Descartes et le cartésianisme, il est, ne serait-ce que d’un point de vue critique et philologique, préférable d’avoir lu les pages de Descartes en question plutôt que de s’en tenir au compte-rendu de ses adversaires. Or comme pas une ligne de l’anthologie n’est directement issue du corpus cartésien, ni même de référence précise et rigoureuse au texte, il faut au moins supposer de la part du lecteur cet effort de recherche supplémentaire. Me faisant l’avocat du diable, je doute que chacun ait le scrupule d’aller confronter les affirmations anti-cartésiennes à la réalité du texte. Le parti-pris de l’anthologie a donc un risque potentiel qui est de biaiser la position du lecteur encore neutre, ou de présupposer comme destinataires avertis ceux seulement qui auraient déjà choisi leur camp.
Une deuxième faiblesse tient à la brièveté des textes choisis. Cela tient évidemment à une contrainte matérielle. C’est le prix de l’exhaustivité . Jean-Baptiste Jeangène Vilmer justifie d’ailleurs son choix en introduction et invite les curieux à prolonger leurs découvertes, à suivre les divers fils de l’anthologie à leur gré. Celle-ci n’est pas définitive ni autonome, elle oriente le lecteur dans la multitude insoupçonnée des œuvres ayant traité des animaux pour les défendre, les réhabiliter, les chanter, les louer, ou leur donner une voix. Ce choix de l’exhaustivité au détriment de la substance n’est de ce point de vue pas critiquable. On peut néanmoins regretter l’impression d’inachevé ou de fragmentation qui reste à la lecture de certaines pages où, en quelques paragraphes on prétend nous livrer le point de vue de tel ou tel auteur. Le défi est d’autant plus improbable que, thème de l’ouvrage oblige, ces points de vue sont souvent établis de façon articulée et argumentée. Mais la coupe qui est faite aux limites et à l’intérieur même des extraits force parfois à deviner les articulations et certaines prémisses. Quand l’une des forces de l’éthique animale, au meilleur de sa forme, est d’opposer à des croyances communes des arguments subtils et puissants, on ne peut que ressentir de la frustration quand de ce travail critique ne reste que l’exposé assez plat d’une position qui, moyennant quelques nuances et variations, a été soutenue dans ses grandes lignes par les dizaines d’auteurs qui peuplent les pages précédentes. Le choix de la concision combiné à celui de l’apologie a pour résultat une certaine monotonie qui fait perdre à certains arguments leur ressort (en l’absence de l’adversaire, certains coups ne font pas mouche comme on ose supposer qu’ils le font quand la position du premier a été adéquatement et charitablement présentée). Le tranchant de la critique, intrinsèque à l’apologie, s’émousse donc au fil des pages.
Force est néanmoins de reconnaître que les positions desdits "amis" ou "défenseurs" des animaux sont plus variées que le portrait qu’on veut bien, et que j’en ai, brossé. Loin de tous s’accorder, ni sur les fins, ni sur les moyens, la communauté des auteurs parties à cette anthologie défendent en réalité parfois des positions très diverses, voire antagonistes. Ce serait se méprendre que de ranger systématiquement du même côté les utilitaristes et les partisans des droits, les opposants à la vivisection et les promoteurs du végétarisme, les hagiographes des bêtes avec ceux-ci, et ceux-là avec ceux qui prétendent simplement étendre les luttes d’émancipation par-delà les frontières peu ou prou arbitraires de l’espèce. Cependant, cette variété est estompée, comme je l’ai indiqué, par la brièveté des textes et le choix de l’unanimité plutôt que de la dialectique, qui, le plus souvent, ne permettent pas de rendre compte des aspérités inhérentes à une telle collection.
Malgré cela, on apprendra beaucoup à la lecture de l’anthologie. Entre autres choses, que l’expression "droits" pour les animaux (voir George Fox et Thomas Tyron) et même de "droits des animaux" (rights of animals) ne datent pas d’hier ; que le fameux argument dit des "cas marginaux" n’est pas si neuf (voir par exemple les extraits de Robert Morris, un architecte anglais, écrivant en 1746 ou celui de Humphrey Primatt, pasteur anglais, écrivant en 1776) ; que Singer n’est pas pionnier, pas plus que ne l’était en fait Bentham ; enfin que les idées soi-disant révolutionnaires d’aujourd’hui avaient soit déjà été défendues, et à plusieurs reprises, il y a plusieurs siècles, soit relevaient du sens commun, et surtout, que le constat est triste et désespérant de cette cause qui a si peu progressé malgré l’âge reculé auquel a commencé sa défense. Une invitation à la modestie ainsi qu’à la lucidité.
Le recueil fait fonds sur une variété de sujets, de la vivisection au végétarisme en passant par les animaux de compagnie et le statut juridique de chose de l’animal, de la chasse aux combats d’animaux en passant par les bêtes de trait, des huîtres aux grands singes en traversant un bestiaire tout entier où se mêlent plumes, écailles, carapaces, fourrures, cornes, crocs, griffes et regards le plus souvent suppliants ou interprétés comme tels. Il réserve certaines perles, comme ce dialogue désopilant écrit par Jean-Baptiste-Claude Delisle de Sales mettant en scène un homme noir albinos voulant manger un homme roux voulant manger une huître, le texte très rigoureux de Primatt déjà évoqué, l’extrait d’un discours d’Herman Daggett, pasteur presbytérien américain, alors étudiant, intitulé The Rights of Animals (1791), un très bel extrait des Mémoires de Louise Michel (1886) sur la domination des animaux par l’humanité, les remarques sagaces du juriste Edouard Philippe Engelhardt dans De l’animalité et de son droit (1899), la première Déclaration des droits de l’animal en 1924 par André Géraud, et d’autres curiosités ou classiques oubliés ou méconnus.
La partie contemporaine de l’ouvrage (après 1945) est sans doute la moins fascinante, soit parce qu’elle rassemble des textes de moindre qualité (comparée à la profusion, la finesse et l’originalité du XVIIIe siècle en la matière notamment ), soit parce qu’elle fait l’économie des meilleurs textes, plus connus et accessibles sous d’autres formes ou dans d’autres recueils déjà existants . Malgré quelques textes moins connus et qui valent le détour (par exemple Florence Burgat, Lévi-Strauss et même André Comte-Sponville), on regrettera l’absence de quelques auteurs qui auraient permis de mettre en perspective et en contexte les classiques Singer, Clark, Regan, Feinberg, Sapontzis, etc., par exemple quelques opposants aux "droits des animaux" tels que Raymond G. Frey, Peter Carruthers, Carl Cohen, Michael A. Fox, ou Richard Posner.
C’est donc l’anthologie d’un combat, certes, mais surtout un ouvrage de référence extrêmement utile pour qui chercherait des indications historiques, et quelques arguments intéressants, jonchés çà et là, sur un sujet qui a, en fait, déjà fait couler beaucoup d’encre, pour ne pas dire plus. Elle sera associée avec profit ou bien au récent "Que sais-je ?" L’Ethique animale de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, ou à son manuel Ethique animale sorti en 2008, tous deux également aux PUF. L’un ou l’autre de ces ouvrages constitue un complément essentiel à cette anthologie et, ensemble, ils constituent la seule offre complète, de qualité, et en français, sur l’éthique animale disponible aujourd’hui. Enfin, mentionnons que plusieurs personnes ont contribué à celles-ci et le travail est le plus souvent de qualité (constat fait sur la foi du texte traduit, non de l’original). Une mention spéciale pour Hicham-Stéphane Afeissa dont la plume est parvenue à rendre de façon saisissante le style d’époque de nombreux textes modernes. L’ouvrage inclut également vers la fin quelques petites contributions inédites, notamment de Jean-Yves Goffi, Jean-François Nordmann, Philippe Devienne, Françoise Armengaud, Estiva Reus et Michel Onfray qui, je dois bien l’avouer, signe ici un texte non dénué de charme et de finesse