Retour des classes, renouveau des mouvements sociaux. S. Kouvélakis effectue une synthèse critique des mouvements et invite la gauche radicale à un renouveau.

Mouvement étudiant contre le projet Devaquet en 1986, coordination des infirmières en 1988, grèves de décembre 1995, mobilisation contre le CPE en 2006… Le constat d’une reprise de la conflictualité sociale a suscité un regain d’intérêt pour l’étude des  mouvements sociaux, comme en témoigne toute une série de publications récentes   . Parallèlement à ce questionnement, le thème des "classes sociales" est revenu sur le devant de la scène scientifique, autour notamment de l’article emblématique de Louis Chauvel sur le "retour des classes sociales"  

L’ouvrage de Stathis Kouvélakis, enseignant de philosophie politique au King’s College, s’inscrit dans ce double mouvement puisqu’il s’agit d’un recueil de textes, écrits entre 1995 et 2007   , visant à analyser les récents conflits sociaux en termes de luttes de classes. L’ouvrage se structure autour d’un double questionnement. Il s’agit d’une part de comprendre pourquoi, à partir de la fin des années 1980, la France est entrée dans un nouveau cycle de conflictualité sociale, et d’autre part de mettre ces transformations en rapport avec les dernières grandes consultations électorales, qu’il s’agisse des deux dernières élections présidentielles ou du référendum sur le projet de constitution européenne de 2005.


Une approche militante

Si le questionnement n’est pas nouveau, l’auteur insiste sur la spécificité de son approche. Récusant les principaux concepts utilisés par la sociologie des mouvement sociaux, tels que "répertoire d’action", "acteurs" ou "ressources", il se réfère aux concepts d’"hégémonie", "bloc historique" ou "révolution  passive" empruntés à Gramsci, concepts qui visent à "saisir la manière dont les groupes sociaux se structurent en forces agissantes en se dotant d’intellectuels organiques issus de formes  organisationnelles et institutionnelles diverses : églises, parties, écoles et universités."  

Il refuse également l’usage du terme "mouvement social", lui préférant celui de "lutte sociale", afin de "marquer le lien qui unit ces mobilisations aux rapports sociaux de classes structurés par l’antagonisme entre le capital et le travail"   . Enfin, il revendique certains partis pris politiques, puisque le but déclaré de l’ouvrage est de "contribuer au débat sur les conditions d’une intervention politique déterminée : la reconstruction d’une gauche radicale attachée à un projet de transformation socialiste".  


Pour Marx

Par ailleurs, celui qui est également l’auteur de Philosophie et révolution. De Kant à Marx   , s’inscrit explicitement dans la tradition marxienne.

Néanmoins, il s’agit d’un marxisme qui "marche sur la tête", puisque reléguant le matérialisme au second rang. S.Kouvélakis prône une analyse "subjective" des transformations sociales. Ainsi l’auteur propose l’analyse suivante de la fin de la "classe ouvrière". Critiquant le "mixte" équilibré habituellement fait entre causes "objectives" (par exemple la transformation de l’appareil productif) et "subjectives" (le reflux de la combativité et de la conscience de classe), il développe l’hypothèse suivante : "tenter une lecture entièrement subjective des causes en questions, c’est-à-dire reconnaître (…) dans les causes objectives elles-mêmes l’effet d’une intervention ou d’un procès subjectif, lui même saisi sous la modalité de l’antagonisme de classe". Il est donc question de classes, de luttes de classes, mais finalement très peu d’économie, de salaire ou de rapports de production.

Un des apports de cette approche subjective est de rappeler l’écart qui existe entre la réalité de l’antagonisme de classe et la perception qui en est donnée. Ainsi, le "déclin des classes", dont il a beaucoup été question dans les années 1980 ne serait qu’un effet de discours, manifestation en acte de la lutte des classes. La fraction dominante de la société serait parvenue dans les années 1980 à naturaliser les rapports de dominations. La question de la "race", tout comme la thématique de l’"exclusion" contribuèrent entre autres à ce processus d’invisibilisation des clivages sociaux. De même, l’auteur montre comment le discours sur l’individualisation des sociétés occulte le puissant mouvement de familialisation et les modalités selon lesquelles celui-ci inscrit les individus dans les processus de reproduction des rapports sociaux.

Néanmoins, on peut reprocher à cette priorité du "subjectif" l’occultation de tout un pan des réalités sociales et en particulier l’incapacité à expliquer l’existence même des classes sociales et leur enracinement dans une réalité matérielle. Il est assez étonnant de voir S. Beaud et M. Pialloux se faire reprocher leur trop grand objectivisme dans Retour sur la condition ouvrière   : analyser  les groupes sociaux par le biais de leur "condition" matérielle serait oublier la lutte des classes.


Un nouveau cycle de lutte 1986-2006

Le cœur de l’ouvrage consiste en une analyse des années 1986-2006, qui aux yeux de l’auteur forment un cycle de lutte clos. Si le choix de l’année 1986 comme borne inférieure apparaît justifié par le mouvement étudiant qui eu lieu cette année là, l’année 2006 semble plus contestable, au regard des mouvements de l’automne 2007.

S’appuyant sur les travaux menées lors de cette période en sociologie et science politique   , S. Kouvélakis passe en revue les principales spécificités des luttes menées au cours de ce cycle : prédominance du secteur public – qui ne signifie pas pour autant absence du privé, montée des manifestations et fléchissement des grèves, avec toutes les limites posées par la difficulté des mesures que ce constat impose, et enfin émergence des "coordinations" face à un déclin des syndicats.

Il rappelle la prédominance au cours de la période du groupe ouvrier, aussi bien dans les grèves que dans les manifestations, ce qui confirmerait la pertinence d’une analyse en termes de classes. La résurgence de la conflictualité témoignerait en dernière analyse de la constitution d’un "bloc antilibéral", témoin d’une polarisation de classe de la société française.

Dans ce cadre de pensée, les luttes centrées autour de la défense d’une profession, loin d’être "corporatistes"  seraient le préalable nécessaire à une conscience de classe plus large   : "C’est bien dans la fierté retrouvée du métier, dans l’identité de cheminot, de gazier, d’électricien, de postier etc., que se trouve la possibilité de la rencontre et de l’action commune, comme l’ont abondamment montré les moments de "tous ensemble" qui ont scandé les mobilisations sociales depuis 1995."
 

Contre Bourdieu

L’analyse de ce cycle constitue un prétexte pour une attaque en règle de la sociologie de P. Bourdieu et de ses collègues. S. Kouvélakis déplore en effet que l’intérêt des sciences sociales pour ces nouvelles luttes n’ait finalement contribué qu’à leur dévalorisation. Les recherches se seraient plus portées sur les sans-papiers, les chômeurs ou les mal-logés que sur les cheminots, les routiers ou les ouvriers, contribuant à faire de ces mouvements des mouvements "miraculeux" de victimes, et non de véritables actions politiques.

La sociologie de Bourdieu est ainsi dénoncée successivement comme "sociologie de la misère", sociologie de la reproduction incapable de penser le changement, sociologie de l’aliénation figeant les classes populaires dans un rôle d’objet ou une position de victime. Le verdict est sans appel : "l’école de Bourdieu s’est révélée incapable de changer fondamentalement la donne en matière d’analyse et de perception de lutte sociale". La critique est virulente, souvent peu fondée – toute l’œuvre de Bourdieu ne se confond pas avec ses écrit post-95, et toute la production scientifique sur les mouvements sociaux ne se résume pas aux bourdieusiens – et au final peu constructive, la méthode "subjective" proposée comme alternative par l’auteur semblant parfois bien fragile.


De la rue aux urnes

Dans la dernière partie de l’ouvrage, S.Kouvélakis quitte le terrain des luttes sociales pour analyser les présidentielles de 2002 et 2007 et le référendum sur le projet de constitution européenne de 2005. Il s’intéresse en particulier à la place qu’a tenue la gauche radicale dans ces consultations et pose la question des effets sur la scène politique des luttes sociales. Si le score des partis d’extrême-gauche au premier tour des élections de 2002, ainsi que la victoire du "non" au référendum de 2005 témoignent d’une regain de vitalité de la gauche radicale, l’auteur déplore l’absence d’une véritable force organisée, qui aurait pu naître des luttes sociales. La victoire de N. Sarkozy en 2007 illustre au final la "défaite cinglante des forces qui se sont opposées au remodelage néolibéral de la société française".

Dressant un parallèle entre le Royaume-Uni des années 1980 et la France actuelle, l’auteur craint que Sarkozy ne mette en place une "thérapie de choc à la Thatcher", et n’achève de démanteler l’État social. Invitant à résister contre ce "populisme autoritaire", il appelle la gauche à se reconstituer à partir d’un "socle de résistance", regroupant les acteurs de la lutte sociale des périodes passées : jeunesse étudiante et des cités populaires, ouvriers et employés, couches du salariat intellectuel (chercheurs, intermittents du spectacle)

Essai militant plus qu’ouvrage théorique, La France en révolte constitue une synthèse efficace des récents événements politiques et sociaux. Son apport réside avant tout dans les questions posés à la gauche française, avec l’espoir porté par l’auteur que bientôt elle pourra faire sienne la phrase d’Aragon "Je porte la victoire au cœur de mon désastre"   .


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Crédit photo : Alex-Lataste / flickr.com