En rappelant l’essence de la beauté, Giovanni Dotoli met en valeur les impacts de sa disparition dans les nouveaux rapports au monde.
Giovanni Dotoli est professeur de langue et de littérature françaises à l’université de Bari, mais également poète, et publie aussi bien en français qu’en italien. Il nous offre ici un ouvrage qui associe la crise de l’Occident à son oubli des valeurs humaines, et notamment du plaisir esthétique qu’il préconise de replacer au cœur des préoccupations et des futures organisations de la société, afin de sortir et de ne jamais replonger dans une crise telle que celle que nous connaissons aujourd’hui.
Que le lecteur ne s’attende pas à un discours sur l’importance de l’art ou de la culture. C’est bien à la Beauté que Dotoli entend revenir, quitte à refuser l’entrée dans cette définition à certains aspects de l’art. L’auteur estime que si les tentatives de compréhension de la beauté ne s’arrêtent plus qu’à l’harmonie du corps humain ou à celle d’une œuvre d’art, “il faut sortir de ces éléments acquis, et essayer de redonner à la beauté sa fonction dans la vie et dans le monde”. Ne plus se contenter de définir vainement la beauté, mais lui rendre un rôle actif : “Considérer la beauté sous le signe de la totalité et d’un art de la vie, et par conséquent proposer que la réalité soit le signifiant et que la beauté soit le signifié.”
“Les événements tragiques du vingtième siècle ont-ils favorisé l’émergence de nouveaux codes figuratifs de la beauté, disloquée, déformée et défigurée ?” Dotoli ne pose la question que pour mieux affirmer sa conception de la beauté, qui ne peut être disloquée car elle est justement la forme de l’essentiel, la forme de l’Un, d’une harmonie universelle et donc des hommes entre eux, avec leurs activités et avec la nature. L’individualisme, l’hyperspécialisation, et la “dislocation” en question ne peuvent donc faire qu’étouffer la beauté. À travers cette fragmentation, c’est bien contre la modernité qu’il s’insurge, dénonçant une crise de la beauté due à une perte de sens de la transcendance. Ce refus de la modernité s’inscrit dans une tentative de retracer l’histoire de la beauté à travers l’histoire de l’art, mais renvoie également à la perspective catholique de l’ouvrage qui persiste dans le sous-titre mais que l’auteur, soucieux d’universaliser son propos, et également de le rendre accessible aux aspirations concrètes des individus, vient reléguer à l’arrière-plan en rappelant que la beauté contient avant tout un “sens profond du sacré”, et ne peut se mesurer qu’à partir du bonheur de l’individu susceptible d’en jouir.
Le sacré devrait donc tenter de persister sans les fondements esthétiques d’une religion, bien que l’auteur n’hésite pas à appeler en cœur avec Benoît XVI à “redécouvrir les valeurs de fond pour construire un avenir meilleur”. En ce qui concerne l’histoire de l’art, on trouve parmi ces fondements le rôle médiateur entre l’humain et le sacré assigné aux œuvres, dont Hans-Urs von Balthasar démontre qu’il est , avec l’expérience esthétique visuelle, proprement catholique.
Mais pour l’auteur qui fut berger pendant son enfance et qui n’a de cesse de glorifier les paysages de son Italie natale, le retour à des valeurs de fond signifie aussi le retour à une nature dont les paysages seraient trace “de la divinité et de la transcendance”, qui seraient capables de susciter en l’homme, au-delà de l’émotion, la “perception de la vérité de ce qui est en train de se passer”. Si c’est cette perte de sens qui a provoqué la crise de la beauté de la modernité, on comprend le rôle primordial que l’auteur accorde à l’aménagement de l’espace. La politique urbaniste du vingtième siècle nous éloignerait toujours plus de la nature, et donc de l’idéal de beauté représenté par le jardin d’Éden, qui se fait définitivement paradis perdu, à retrouver par la poésie : afin d’illustrer et de donner force à son propos, Dotoli cite d’ailleurs de nombreux poètes aux côtés de sociologues et de théologiens, appelant ainsi le lecteur à être réceptif aussi bien à la beauté du texte qu’aux idées qu’il contient.
Il ne faudrait pas voir un simple caprice esthétique, car la beauté n’est pas vaine. Le plaisir qu’elle nous procure devrait être considéré comme notre instinct premier, comme la façon qu’a l’âme de s’élancer instinctivement vers la vie qui lui est due et probablement la seule possible. La perte de religion devient ainsi synonyme de perte de beauté, jusque dans l’architecture. Alors que l’église devait originellement être le centre du village, avec son clocher reliant symboliquement le ciel et la terre, et ces “chemins de la foi où se pressaient les pèlerins et qui partaient du parvis de l’église”, offrant des “lignes à perte de vue” dont l’importance était d’offrir une liaison symbolique entre intérieur et extérieur, entre vide et plein. Les villages et paysages d’autrefois regorgeaient dont de symboles de “liaison”, rappelant sans cesse aux individus leur appartenance à une harmonie universelle.
En se révoltant contre leur disparition, Dotoli refuse de se voir interdire la capacité de voir, et l’obligation d’habiter dans une ville areligieuse et corruptrice de ces sens percepteurs de beauté, une ville qui “n’est plus rédemptrice, mais corruptrice”. En affirmant que la “fonction symbolique et la beauté sont mises de côté”, il entend également dénoncer les “enjeux financiers [qui] effacent les enjeux esthétiques”. Si la beauté doit être salvatrice, ce sera donc parce que son éloignement se fait toujours dans le but de favoriser des enjeux matériels qui viennent éclipser les enjeux spirituels en même temps que ceux du bonheur de l’individu.
Le matérialisme et l’individualisme gagnent cependant du terrain, et relèguent la figuration du monde au second plan. L’auteur s’accorde à ce niveau avec Nietzsche, en plaçant la “signification de l’œuvre au niveau de la vérité de l’individu et non plus de la vérité qu’il perçoit”. Il en arrive donc à dénoncer les œuvres de l’avant-garde moderne, “incapables de servir de médiation entre l’humain et le divin”, qui font tomber dans l’oubli l’idée d’une beauté universelle : à une époque où tout devient subjectif tout peut en effet devenir art, provoquant la “déroute du spectateur, qui ne sait plus où est le bon goût, ni naturellement et surtout la beauté”.
Tous les problèmes liés au matérialisme seront analysés à travers les machines, les techniques, l’industrie, l’urbanisme industriel, avec cette certitude que tout ce qui mène le monde à sa perte pourrait être enrayé par une reconsidération de la beauté, dont le rôle s’inscrirait dès lors dans une politique de décroissance. “Il faut retourner à la dimension de la présence de l’homme, à la croissance de l’être complet, à nourrir le corps aussi bien que la pensée. Il ne suffit plus de produire, fabriquer et construire”. Dans une optique du monde comme d’une grande totalité signifiante, une crise économique ne peut en effet qu’être due à une crise culturelle.
Dotoli évoque le postmodernisme comme une réponse non satisfaisante à la crise de la beauté, sa tentative de renouer avec “toutes les traditions” se faisant en effet dans une “liberté qui est de la confusion”. L’auteur estime en effet que s’il lui est permis de se vouloir subversif, l’art a pour cela besoin de valeurs “fortement établies” et “vécues de même” à pouvoir subvertir. On assiste alors à une autodestruction de l’art, qui “s’embourbe dans son nihilisme”, et devient incapable d’évoluer. Ne devrait-on pas alors déjà y voir un appel à la décroissance ?
Quoi qu’il en soit, Giovanni Dotoli appelle à replacer l’humain au centre des valeurs actuelles, avec un retour à des idées dont la naïveté a pu sembler ne pas avoir sa place dans le domaine public, comme l’importance du jugement esthétique qui pourrait nous aider à juger de la dangerosité d’une chose à partir de sa laideur. Il conclut lui-même que son propos est naïf mais parvient à nous convaincre de sa nécessité et réaffirme que ce retour à la beauté peut et doit devenir concret : “Soyons sensibles à la ‘chaleur des utopies’. Rendons hommage à la pensée. La beauté sera notre nouveau point de départ, parce qu’elle est le symbole du bien de l’être. Est-ce un rêve ? Je ne le pense pas”.