Montrer, sans la figer, la vie littéraire dans toute la variété de ses incarnations et l’évolution du mot 'littérature'.

Depuis la parution de l’Histoire de la littérature française de Lanson en 1894, considérée comme l’acte de naissance de l’histoire littéraire en France, la critique universitaire française n’a cessé d’osciller entre les deux pôles que constituaient les deux principes d’explication des textes : la théorie d’un côté, l’histoire de l’autre.

La parution d’une nouvelle histoire de la littérature française en collection de poche, La littérature française : dynamique et histoire, sous la direction de Jean-Yves Tadié, intervient pour nous rappeler, s’il était besoin, que ce débat n’est pas tranché. En effet, cette somme de mille six cents pages, en deux volumes, intervient alors que, tout récemment encore, Yves Citton nous enjoignait, dans sa préface au prestigieux ouvrage de Stanley Fish, Quand lire, c’est faire, de trouver "sous les pavés disciplinaires de l’histoire littéraire, la plage de toutes les libertés interprétatives."

Toute histoire littéraire emprisonne-t-elle la lecture des textes dans un carcan interprétatif ? Les "pavés" que sont les deux volumes de l’ouvrage collectif La littérature française : dynamique et histoire nous montrent le contraire.

La démarche des auteurs, éminents spécialistes de chaque siècle, consiste à dessiner l’histoire de la littérature française de ses débuts, au Moyen-Age, à la fin du XXe siècle, en tenant compte des diverses acceptions prises par le mot "littérature" à travers les âges. En effet, avec le souci constant de ne pas figer leur objet, les auteurs façonnent une histoire dynamique du champ littéraire au sens large, et montrent que la notion même de littérature non seulement a mis du temps à éclore, mais a subi des évolutions considérables au gré du contexte politique et social.

C’est pourquoi on n’a pas affaire ici à une histoire littéraire traditionnelle, se concentrant sur les auteurs et les œuvres, dont la sélection et la mise en ordre obéiraient aux canons d’aujourd’hui. Au contraire, l’idée qui préside à ce livre, et qui en fait l’originalité, est que la littérature est un concept dont l’appréhension phénoménologique est aussi périlleuse que celle du temps selon Saint Augustin : "Si personne ne me le demande, je sais bien ce que c’est ; mais si on me le demande, et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore".   Et c’est cette interrogation sur la littérature qui constitue le fil directeur de l’ouvrage ; ainsi, dans la partie consacrée au Moyen-Age, Jacqueline Cerquiglini-Toulet montre l’émergence d’un champ littéraire autonome, et rappelle à ce titre que le sens du mot "roman" a évolué : d’un sens linguistique (il désignait les écrits en langue romane) il passe à un sens littéraire au XIIe siècle, avec Chrétien de Troyes.

Le lecteur prend plaisir à suivre cette histoire, qui est moins un récit qu’une exploration des idées, des genres, des courants. De plus, l’étudiant peut s’y reporter chaque partie étant très riche, et complétée par une bibliographie et une chronologie.

Mais outre l’originalité du parti pris initial, le mérite de cet ouvrage est d’assumer, pour mieux s’en affranchir, les deux limites auxquelles se confronte toute entreprise d’histoire littéraire, à savoir la sélection et la périodisation.

En choisissant une périodisation par siècles, correspondant à la division classique, du Lagarde et Michard à l’Université, l’ouvrage sacrifie à la tradition, mais en assume aussi l’arbitraire. Car si, comme l’a écrit Joseph de Maistre, "Les siècles intellectuels ne se règlent pas sur le calendrier comme les siècles proprement dits", et si les fins de siècles ont été peu étudiées, les différentes parties de l’ouvrage ne manquent pas d’examiner les transitions et les passages, offrant, selon l’expression de Paul Ricoeur, un "tuilage des temps", plus qu’une histoire déterministe. Comme des pauses dans l’histoire en mouvement, les commentaires de tableaux fournissent une remarquable entrée en matière à chaque chapitre dans les parties consacrées aux XVIe et XVIIIe siècles.

Ensuite, comment assumer l’arbitraire de la sélection ? Car faire l’histoire de la littérature implique de choisir des auteurs et des œuvres, problème bien illustré par ce personnage de La Nausée, l’Autodidacte, qui décide de lire tous les ouvrages de la bibliothèque de Bouville un par un dans l’ordre alphabétique. Dans La littérature française : dynamique et histoire, la volonté d’exhaustivité n’est pas mise en échec, car les auteurs et les œuvres sont certes omniprésents, mais n’y interviennent qu’à titre d’exemples. Dès lors, la sélection des exemples, si elle est bien dépendante de ce que la tradition a constitué comme des canons, n’entache pas le propos d’arbitraire et l’écueil d’une histoire téléologique, racontée en fonction de sa fin, est ainsi évité.


Des pavés, ces deux volumes en collection de poche n’ont donc que la forme, et n’imposent en rien une interprétation dont il conviendrait de se libérer. En nous montrant l’ensemble de la vie littéraire, dans ses institutions, son imagination, la variété de ses incarnations, ils offrent la preuve que l’intérêt porté au contexte historique de l’émergence des œuvres littéraires n’est pas incompatible avec une réflexion sur le sens du mot "littérature".