Un bilan des années Kirchner.

L’Argentine a cessé d’être ce qu’elle était, ce pays qui, vers la fin de l’année 2001, paraissait plonger dans un profond abîme. Son redressement a été remarquable, particulièrement dans le champ économique. Alors que durant l’année 2002, le pays perdait 10,9 points de PIB, à partir de 2003, cette tendance s’est complètement inversée, marquant un mouvement ascendant compris entre 8,7% et 9,2%, jusqu’à 2007   ). Ce processus s’est, dans le même temps, accompagné d’une réduction notable du poids de la dette publique sur le PIB (qui est passé de 135% en 2003 à 40,7% en 2011), d’une diminution du taux de chômage, aujourd’hui à 7,4% selon les dernières données officielles, en forte baisse par rapport aux 20% enregistrés au premier trimestre de l’année 2003   ). Le pays paraît donc aujourd’hui être sorti de la situation de crise économique et sociale qui l’avait touché de manière dramatique à la fin de l’année 2001, ce qui prouve l’échec total des recettes néolibérales que différents gouvernements démocratiques avaient appliquées pendant les années quatre-vingt-dix. La décision d’abandonner l’insoutenable système de change fixe (connu communément comme le régime de la convertibilité monétaire) a permis l’instauration d’une dévaluation dans un contexte où les prix internationaux des produits primaires commençaient leur ascension soutenue. Sur la base de la réorganisation économique menée par l’administration du président provisoire, Eduardo Duhalde, le gouvernement présidé dans un premier temps par Néstor Kirchner (2003-2007), et ensuite par son épouse (2007-2011), a mis en œuvre un nouveau modèle de développement.

La consolidation de la capacité de consommation du marché interne et l’intervention de l’État dans l’économie à travers une politique de contrôle des prix, d’augmentation des dépenses publiques, de l’établissement d’une politique de subventions et de nationalisations des secteurs stratégiques sont les principaux piliers du " nouveau modèle productif à caractère social ". Grâce aux politiques appliquées par les administrations Kirchner, l’Argentine présente de nos jours une situation qui, en accord avec les repositionnements au niveau mondial auxquels sont parvenus différentes économies de la région, contraste diamétralement avec celle des premières années du nouveau millénaire. Cependant, cela ne peut nous conduire à ignorer les multiples interrogations auxquelles l’Argentine se trouve confronté dans un contexte marqué aussi bien par la crise internationale que par l’aggravation de différents problèmes endémiques (l’inflation, la faible compétitivité des secteurs productifs, l’inégalité sociale et la pauvreté, ainsi que la vulnérabilité de l’ancrage républicain du gouvernement) face auxquels les réponses officielles sont – pour l’instant – erratiques et insuffisantes. L’ensemble des travaux réunis dans le dernier numéro de la revue Problèmes d’Amérique latine se propose d’évaluer l’expérience kirchnériste à travers l’examen approfondi de problématiques aussi diverses que l’économie, le monde syndical, la vie politico-partisane, les mobilisations du monde populaire et les transformations de la structure sociale.


Le travail de Pierre Salama a comme objectif premier de penser les traits constitutifs du " modèle argentin " en soulignant ses succès, mais aussi en identifiant ses limites. La sortie du régime de convertibilité dans le contexte du boom des prix internationaux des produits primaires a permis à l’État de mettre en place une politique active en matière de développement. Grâce à l’application de différentes politiques gouvernementales, un " cercle vertueux " s’est mis en marche : augmentation des dépenses publiques, croissance du secteur industriel et agricole, réduction du chômage et recomposition de la capacité de consommation du marché interne. Mais ce processus d’expansion accélérée peut être menacé, à court terme, par le retour à l’inflation. La viabilité du modèle argentin semble, selon l’auteur, dépendre de la possibilité d’apporter des réponses à ce problème crucial. Face à cela, les options sont les suivantes : soit on consolide le modèle, en conservant une politique sociale généreuse et en mettant en place une politique industrielle plus audacieuse, en espérant que le maintien d’un type de change dévalué permettra l’augmentation des investissements et l’amélioration de la productivité, soit on opte pour un ralentissement de l’économie, c’est-à-dire que l’on décide de diluer le risque inflationniste en contenant la demande globale, en freinant la hausse des salaires, les dépenses sociales et en permettant une appréciation de la monnaie nationale. Ainsi, les dilemmes auxquels le gouvernement doit faire face au plan économique sont principalement de nature interne. Si le gouvernement choisit la deuxième option, le coût social et économique à payer sera important : d’une part, le gouvernement risque de voir sa légitimité affaiblie ; d’autre part, il devra, à coup sûr, faire face à un accroissement des enchères distributives, ce qui est susceptible de mettre un terme au cercle vertueux de l’économie.
Martín Armelino décrit dans son analyse l’ensemble des transformations que le monde syndical a connues ces derniers temps dans le but de dégager les traits constitutifs qui définissent sa configuration actuelle, en se concentrant sur deux dimensions spécifiques : la négociation collective et la politique de la revendication. Il est indéniable que, durant les dernières administrations Kirchner, on a enregistré une croissance notoire du pouvoir des syndicats au sein du système institutionnel de représentation. Leur présence renouvelée se définit en même temps par son hétérogénéité. D’une part, le syndicalisme de filiation péroniste, implanté dans l’industrie et les services, a consolidé les bases de son pouvoir, mais, d’autre part, un syndicalisme antihiérarchique, éloigné du péronisme, qui remet en question les dirigeants nationaux et qui lutte pour l’amélioration des conditions de travail marquées par la précarité, a aussi acquis une visibilité publique grâce à son insistance à faire reconnaître ses demandes. Ce processus est ouvertement en contradiction avec ce que l’on a pu observer durant la décennie des années quatre-vingt-dix où, du fait de la libéralisation de l’économie, le syndicalisme est entré dans une période d’hibernation. Mais le retour des syndicats sur le devant de la scène politique, conséquence des politiques appliquées par l’exécutif national durant la dernière décennie, ne peut être pensé de la même manière que durant " les glorieuses années péronistes " des années quarante et cinquante. L’auteur soutient que les évidentes transformations opérées dans le monde du travail et dans l’organisation sociale contemporaine nous obligent à adopter une autre approche théorique pour penser l’émergence de nouvelles formes d’action syndicale; citons, parmi celles-ci, le rôle de premier plan joué par les syndicats du secteur des services dans les relations avec l’État, sans négliger celui du syndicalisme de base.


Dans un contexte marqué par le discrédit de la classe politique dirigeante et un processus accéléré de personnalisation de la vie politique, le sociologue Ricardo Sidicaro analyse la relation entre le gouvernement kirchnériste et les multiples courants d’opposition législative. Au cours d’une période, particulièrement à partir de l’année 2003, définie par la faiblesse de la régulation institutionnelle de la vie publique, par les divisions partisanes et par le repli des dirigeants provinciaux dans leurs territoires locaux, Néstor Kirchner a édifié son autorité politique en constituant un " gouvernement sans parti ". En ce sens, le symbole de son époque réside dans la marginalisation du Parti Justicialiste du processus de décision publique, dans le gel de la vie partisane interne et  dans l’articulation de l’appui de franges indépendantes de l’opinion publique. Dans ce cadre, les oppositions anti-kirchnéristes, caractérisées par une désagrégation patente, se sont exprimées à partir de la constitution de l’espace péroniste lié à des leaderships territoriaux alternatifs et dans l’ensemble des partis qui ont concentré leur critique du gouvernement sur la défense des institutions républicaines. Déjà, durant l’administration présidée par Cristina de Kirchner, les conflits avec le secteur rural ont permis, en raison de la crise de légitimité dont souffrait le gouvernement, l’agrégation des voix de l’opposition et l’augmentation de la présence parlementaire critique du kirchnérisme, visible de manière concrète après les élections législatives de 2009. La mort soudaine de Néstor Kirchner, en octobre 2010, a facilité la construction de la part de l’exécutif national d’une " légende du pouvoir " qui a conféré un contenu épique au processus de récupération de l’initiative politique. La figure de Cristina de Kirchner est parvenue à acquérir une plus grande visibilité, et le succès de ce processus s’est vu confirmé lors des élections internes ouvertes, simultanées et obligatoires qui se sont tenues au mois d’août, où sa candidature a été massivement soutenue. Selon l’auteur, lors de ces mêmes élections, la débâcle généralisée de l’opposition et la dilution de l’axe péronisme/anti-péronisme comme principe organisateur de la scène politique argentine furent aussi mis en évidence.
Partant d’une position très clairement critique face aux années Kirchner, Maristela Svampa propose de penser l’actuel processus d’exacerbation de la rhétorique nationale-populaire à travers l’analyse des changements des formes de mobilisation sociale, les débats politico-idéologiques et le déplacement des frontières du conflit social. L’hypothèse centrale de l’auteure est que le kirchnérisme ne peut être pensé comme un processus de refondation politique, même si l’on ne peut pas non plus le considérer comme une simple continuité des politiques appliquées durant les années quatre-vingt-dix. De plus, Svampa soutient que la rhétorique nationale-populaire se révèle être l’élément central du scénario politique argentin de la dernière décennie. Cette période peut se diviser en trois moments. Le premier s’inscrit dans l’explosion de la crise de 2001 et dans l’émergence d’un nouvel " ethos militant " qui s’affirme par la remise en cause des formes conventionnelles de la représentation politique et par la configuration de liens délégatifs. Cette transformation est liée à un activisme territorial de base qui revendique l’horizontalité politique, en se présentant en faveur des idéologies de la gauche radicale. Le deuxième moment correspond à l’arrivée du kirchnérisme au pouvoir et à la dilution des espoirs de reconstruction du pouvoir " depuis le bas ". De par la revalorisation du rôle de l’État, la défense des droits de l’homme et la reconfiguration d’un modèle néo-développementaliste à base extractive et fondé sur l’exploitation des ressources naturelles, se met en place " depuis le haut " un discours progressiste qui se développe en même temps que le retour, encore timide, d’une idéologie nationale-populaire. Le conflit avec les secteurs ruraux a donné naissance à un troisième moment où cette idéologie s’est affirmée de façon exacerbée, ce qui s’est traduit notamment par la réactivation des schémas binaires de l’antagonisme politique (civilisation-barbarie ; oligarchie-peuple, etc.). La mort de Néstor Kirchner a aggravé ces divisions, du fait de la construction d’un récit officiel structuré à partir de l’opposition entre un bloc populaire (naturellement fidèle à l’exécutif national) et un bloc du pouvoir (nécessairement contraire aux intérêts du peuple). Dans ce cadre, l’actuel scénario politique argentin révèle, d’une part, un processus de recomposition politique " depuis le haut " mené par le péronisme (mouvement qui, en raison de sa capacité d’adaptation et de son infatigable productivité politique, a démontré – une fois de plus – son aptitude à assurer sa longévité au pouvoir), mais, d’autre part, ce scénario suscite un grand nombre d’insatisfactions qui permettent sans doute d’expliquer les métamorphoses profondes du champ contestataire.


Enfin, Gabriel Kessler propose une analyse qui révèle les transformations récentes de la structure sociale argentine. Dans cet article, l’auteur propose de décomposer les tendances opposées qui l’ont définie et examine les imaginaires qui ont façonné les visions distinctes de la société actuelle, en comparaison avec le passé. Pour commencer, Kessler remarque que, même si l’on enregistre depuis 2002 une amélioration de différents indicateurs sociaux (niveau d’indigence, pauvreté, scolarisation, emploi), le problème de l’ensemble de ces données est qu’elles rendent compte de tendances nationales et masquent, par là même, les profondes inégalités régionales qui caractérisent le territoire argentin, particulièrement dans la zone nord-ouest où l’on constate un fort taux de pauvreté structurelle, une absence de travail formel et de graves problèmes en matière de logement. Au regard de la situation sociale du pays dans les années quarante et cinquante, il semble que le pays, auparavant relativement égalitaire, soit en train d’enfanter d’une société inégalitaire. Mais, sur ce point, Kessler se demande dans quelle mesure l’ancienne société était réellement égalitaire. Et il conclut que si cette dernière jouissait alors d’une impressionnante mobilité intra-intergénérationnelle, dans les analyses de l’époque, ni les inégalités régionales ni celles de genre n’étaient prises en compte. Ainsi, plus qu’une société égalitaire, l’Argentine paraît avoir été un pays qui s’est caractérisé par sa grande capacité d’intégration. Pour sa part, la structure sociale se définit, de nos jours, par la présence de trajectoires sociales instables où les avancées sur certains plans ne doivent pas nous conduire à ignorer les reculs ou le maintien de faiblesses structurelles sur d’autres plans. En définitive, nous sommes face à une société marquée par la projection de tendances paradoxales et par l’entrecroisement constant de clairs-obscurs.
Les travaux réunis dans ce numéro de la revue Problèmes d’Amérique latine proposent différents angles de lecture sur l’expérience kirchnériste. En proposant des points de vue variés sur cette réalité complexe (les importantes questions liées aux relations internationales auraient sans doute pu également être abordées), cet ensemble d’articles offre des outils d’analyse de grande qualité susceptibles de nous aider non seulement à penser notre temps présent, mais aussi à identifier et comprendre les principaux défis qui se profilent dans notre futur immédiat.

 

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