La correspondance intellectuelle et amoureuse entre deux êtres que tout oppose : Ingeborg Bachman et Paul Celan.
Paul Celan et Ingeborg Bachmann se sont rencontrés à Vienne, en 1948. Lui, Juif, survivant de la Seconde Guerre mondiale dans laquelle il a perdu ses parents, alors de passage entre sa Bucovine natale et Paris où il s’installera définitivement la même année. Elle, Autrichienne, fille d’un adhérent au parti nazi mais “Juive de cœur” . C’est dans cet écart que va se jouer leur relation, ponctuée par deux brèves et intenses liaisons amoureuses, lors de la première rencontre, en 1948, puis de nouveau à Paris en 1957.
La correspondance rend compte de l’afflux de sentiments, qui s’épanchent dans l’échange épistolaire faute de pouvoir être pleinement vécus. À chaque fois, la rencontre échoue à s’inscrire dans la durée. Cette fatalité est acceptée par les protagonistes. Comme l’écrit Paul Celan à Ingeborg Bachmann le 30 octobre 1951, “il semblerait que cette vie soit faite d’occasions manquées, et mieux vaut ne pas trop longtemps chercher à deviner leur énigme, sinon les mots risquent de se figer” . C’est au contraire du fait même de cette absence de vécu que leur histoire va se nourrir de mots, et nourrir l’écriture poétique, conçue comme “document d’une crise” .
Les deux grandes rencontres amoureuses sont suivies de l’écriture de poème par Celan dont Bachmann est doublement la destinataire, à la fois parce qu’elle apparaît comme telle dans le poème, et par l’envoi du poème sous forme de lettre, qui devient alors partie prenante de la correspondance. En effet, celle-ci s’ouvre par un poème, En Égypte, dédié à “Ingeborg”, et envoyé en juin 1948 par Celan alors que celui-ci est encore à Vienne . Poème crypté comme toujours chez Celan, il enjoint le “tu” de s’adresser aux figures de femmes de l’Ancien testament, indiquant par là que la Shoah est le problème des non-juifs. L’exil (l’Égypte de l’Ancien testament peut être reconduit à Paris) est le lieu d’où l’écriture, la quête de sens sont possibles. Le geste poétique et le geste érotique sont mêlés, et tous deux se confondent dans la figure de l’interlocutrice, qu’incarne Bachmann.
En 1957, après un silence de presque quatre ans, les deux amants se retrouvent fortuitement à Wuppertal lors d’un congrès puis à Cologne. Ces retrouvailles donnent lieu dans les jours qui suivent, de la part de Celan, à une brusque intensification de la correspondance, sous la forme d’une série de poèmes qui tiennent lieu de lettres. Le premier, intitulé Blanc et léger , contient une dédicace : “Pour toi, Ingeborg, pour toi”, précédé dans la correspondance d’un incipit qui la redouble : “Lis, Ingeborg, lis”, plaçant encore une fois Bachmann en position de destinataire de l’écriture poétique. La série contient le poème Cologne, am Hof , dont le premier mot est le “Herzzeit”, ce temps du cœur qui donne son titre au volume. Le titre du poème désigne le lieu de la rencontre mais aussi au quartier juif de la ville, “am Hof”, dont partirent les déportations. “Paris, quai bourbon” vient dans le poème faire écho à la Cologne du titre. Ce sont deux villes contenant un fleuve ; l’eau – comme déjà dans le poème En Égypte symbolise la mémoire : “Vous, les eaux non écoutées, / vous, les horloges au fond de nous”. En 1957, l’Allemagne ne veut plus penser au passé, mais le temps du cœur, qui est celui de la relation avec Bachmann, est fondé sur cette mémoire-là et lui est fidèle : c’est dans ce cadre-là que leur histoire prend sens.
Cette relation presque exclusivement épistolaire, si elle est rythmée par le “temps du cœur”, est aussi largement alimentée par l’écriture de l’un et de l’autre, aussi bien dans leur versant poétique, que matériel. Celan et Bachmann parlent de leurs difficultés à publier, de leurs projets, de la réception de leur poésie – tout cela étant beaucoup plus tournée vers l’œuvre de Celan, aussi bien dans son discours à lui que dans l’attention qu’y porte Bachmann, convaincue dès leur première rencontre de l’importance de son œuvre qu’elle a largement contribué à faire connaître.
Le volume contient aussi les lettres échangées avec les deux compagnons respectifs de l’autre, Paul Celan et Max Frisch, Ingeborg Bachmann et Gisèle Lestrange Celan – ces correspondances croisées permettant de mesurer l’importance revêtue par cette relation dans leurs existences respectives – ainsi qu’un important appareil critique élaboré par Bertrand Badiou, traducteur de la correspondance. L’échange entre Bachmann et l’épouse de Celan prolonge la disparition de ce dernier et se conclut par la mention de la disparition de Bachmann, qui semble venir parachever l’affinité qui les unit.
La publication de ce volume, aux soins de Bertrand Badiou, exégète et exécuteur testamentaire de Celan, dans la collection du Seuil qui héberge déjà sa poésie, invite à lire ce volume comme un nouvel apport à la compréhension de son œuvre. Conférant ainsi un éclairage biographique à certains poèmes – qui, intégrés dans l’œuvre poétique, sont délestés de cet ancrage – cette correspondance restitue plus largement, à travers l’échange entre deux de ses figures les plus importantes, un milieu intellectuel, celui de la poésie de langue allemande dans l’après-guerre, hantés par ses fantômes.