Les actes du colloque "Simone de Beauvoir et la psychanalyse" sont l’occasion de revenir sur la philosophe du Deuxième sexe, Bible du féminisme français.

Simone de Beauvoir et la psychanalyse ? Tout laisserait à penser qu’il s’agit d’une rencontre problématique mais en réalité, il s’agit d’un dialogue profond, d’un débat de fond extrêmement fécond sur ce qui constitue les femmes, prises entre déterminismes sociaux et historiques et leur "destin physiologique" cher à la psychanalyse. Dans son Deuxième sexe, Simone de Beauvoir a convoqué les psychanalystes (entre autres Freud, et Hélène Deutsch qui valorisait une "nature féminine" et l’expérience fondamentale de la maternité) aux côtés de la littérature, de l’anthropologie et de la philosophie pour expliquer la condition féminine. C’est parce que ce dialogue est mal connu que la revue L’homme et la société vient de publier les actes du colloque "Simone de Beauvoir et la psychanalyse" qui avait eu lieu en 2010 à Paris, à l’initiative des psychanalystes Danièle Brun et Julia Kristeva. L’ouvrage dense est l’éclatante preuve de la fécondité de ce dialogue et explore tous les aspects de cette relation : histoire, bibliographie, rêves, jouissances, maternité, haines, écriture biographique, existentialisme et psychanalyse, roman et autobiographie…

Parce que la psychanalyse est la seule discipline de l’époque qui aborde la construction psychique et sexuelle des femmes, Simone de Beauvoir se doit d’utiliser ces concepts et de les mêler avec ceux de l’existentialisme sartrien. Par conséquent, elle se débat dans une contradiction permanente mais féconde entre les deux horizons théoriques suivants : la psychanalyse d’une part, en tant que celle-ci dénude désirs et phantasmes du sujet en vue de sa libération, et l’éthique existentialiste d’autre part, transparence, refus du déterminisme et entière liberté du sujet sartrien qu’aucun inconscient ne peut vouloir obscurcir, dévier ou contrer. C’est par fidélité à ces valeurs que Beauvoir se refuse à appliquer à elle-même la grille psychanalytique du ‘biographique’, du "biologique" ou de l’inconscient car elle ne veut pas sortir de l’idée de choix chère à l’existentialisme. Prenons l’exemple de sa conception négative de la maternité, qu’Eliane Lecarme-Tabone aborde dans son article. La maternité est pour Beauvoir le "fait" immanent de l’espèce ou encore la "fécondité absurde de la femme" dans laquelle elle laisse opérer en elle la "Vie" qui la submerge. A cette vie toute puissante, s’oppose la "gestation" symbolique que l’existentialisme propose et qui est une autocréation permanente du sujet, arraché aux destins de toutes sortes.

Ce clivage dans la pensée entre esprit et corps, création et procréation, reflète, en outre, son clivage intime : son corps de femme (contingent car inférieure dans la hiérarchie philosophique) séparé de son esprit "d’homme". Ses amours (homosexuelles) contingentes à côté de son "mariage" spirituel et nécessaire avec Sartre. Ses livres, attributs phalliques de son esprit-homme (dans lesquels elle s’incarne, tout comme le petit garçon s’est incarné dans son pénis) contre les affects du cœur et de l’existence qu’elle transfigurera dans ses romans à défaut d’épancher. Elle dira d’elle-même : "Je me flattais d’unir en moi un cœur de femme, un cerveau d’homme".

La question de la jouissance et du désir liée à celle de la temporalité est aussi une des clefs pour accéder à la relation ‘passionnelle’ que Beauvoir entretient à la psychanalyse. En fait, il s’agit de penser un nouveau "sujet" avec les outils sartriens et de dépasser Freud. Elle reproche à la psychanalyse d’aller chercher ses explications dans le passé du sujet, ce qui empêche l’accomplissement de nouveaux désirs qui a pour condition le dépassement des vieilles identifications ou aliénations, comme l’explique Pierre Bras, coordinateur de l’ouvrage.

Or la démarche de la philosophe ressemble à celle de la psychanalyse mais faite par une femme qui pointe le "poids du passé" et ses "aliénations" dans la construction sociale du sujet femme, mais qui ne peut s’empêcher - en jugeant ces valeurs – de faire la généalogie du devenir femme à la façon d’un philosophe mâle (parfois misogyne). Elle pulvérise tout naturalisme de la catégorie ‘femme’, donnant pour les générations à venir (notamment les féministes matérialistes et les queer) des armes conceptuelles pour sortir de tout essentialisme du sujet sexué et par la même occasion, emprunte un chemin d’un devenir-homme généralisé dont nous ne sommes pas sortis.

En effet, si Beauvoir est la première à "lier la question sexuelle à celle de l’émancipation des femmes" (Roudinesco), elle a donné naissance à une analyse si puissante et totale de la question du sexe féminin qu’elle a enfanté les deux grands courants du féminisme français : l’universalisme où prime l’individu neutre débarrassé de ses attributs secondaires et égal et indifférent à l’humanité sexuée, représenté par Badinter, Delphy dans son versant lesbien et Butler avec les queer studies, et de l’autre côté le différentialisme (Irigaray, Fouque, Agacinski) et le fait incontournable que l’humanité est sexuée, qu’il y a deux sexes. Pour les différentialistes, cette différence sexuelle-là n’est pas soluble dans l’universalisme, elle résiste au devenir-homme de la société, à la compréhension des enjeux d’égalité et pose cette question : comment faire l’égalité si on ne tient pas compte des spécificités des individus dont on parle ? A ce titre, les femmes ne sont pas un groupe social comme un autre, mais représentent la moitié de l’humanité.

Là aussi, Beauvoir intègre et possède ces deux dimensions-là qu’elle dégage dans son Deuxième sexe : elle reconnaît que, malgré la dite nature féminine, qu’elle soit biologique ou psychique, et l’histoire dans laquelle elle est plongée, faite d’inégalités, de minorisation, les femmes peuvent faire quelque chose à partir de là où elles sont, devenir ce qu’elles veulent être. Mais Beauvoir ne peut se résoudre à trancher définitivement la question : oui, on ne naît pas (complètement) femme, et malgré un sexe féminin scientifiquement indéniable, le sexe culturel ou genre est ce qui définit en priorité l’individu et relève d’une construction sociale et historique qu’elle retrace.

Enfin, il y a l’extase dévorante à côté des concepts, qui transporte Beauvoir à la manière d’une mystique et la transforme en puissance de travail, de pensée, de création. Elle fait exploser la vie dans la philosophie et dévore tout : livres, expériences sexuelles, amour, échanges, films, littérature. Par son savoir et sa jouissance, elle transcende la contingence et la facticité de son être sexué. Son existence singulière est une réponse donnée au problème général de la condition féminine, comme le montre Geneviève Fraisse.

Son utilisation de la psychanalyse combinée aux valeurs de l’existentialisme est ainsi libératrice et révolutionnaire en ceci qu’elle prouve que le sujet femme peut affirmer et construire son désir autrement et sortir des "complicités" aliénantes du patriarcat.

Elle pose le sujet femme en face d’elle-même : femmes, vous pouvez aussi advenir, vous pouvez le choisir, il ne tient qu’à vous d’exister, sauf que le mode d’existence est le masculin pour tout horizon. Ni réductible à son corps, ni être sans son corps, la femme deviendra ce que ses désirs et sa force singulière lui dicteront. Une injonction à être qui n’a rien perdu de son urgence