À travers les photographies de quarante logements du quartier de la Goutte d'Or, Hortense Soichet parvient à révéler une géographie sensible et intime de la diversité de ce quartier tout en dépassant les généralités qui lui sont souvent associées.   

Quartier multiple et cosmopolite s'il en est, la Goutte d'Or inspire depuis longtemps les artistes autant qu'il suscite les passions politiques et l'intérêt des chercheurs. Quelques mois après la venue de Martin Parr et son exposition à l'Institut des Cultures d'Islam, c'est au tour d'une autre photographe d'investir la Goutte d'Or. Hortense Soichet, qui s'intéresse aux différentes formes d'occupation des espaces ordinaires, s'attache dans ce projet à livrer un témoignage de la diversité de l'habiter dans le quartier. S'éloignant des espaces publics photographiés par l'artiste britannique, Hortense Soichet s'immisce davantage dans l'intimité des  habitants, en focalisant son travail sur les intérieurs des logements. 

Quelques mots sur la forme de l'ouvrage s'imposent pour saisir ce qui en fait la particularité et l'intérêt. La présentation des photographies s'organise en diptyques, l'élément majeur étant une photographie de la pièce à vivre légendée du nom de la rue, du nombre d'habitants et de pièces ainsi que de la superficie et de l'année d'entrée dans les lieux. Le deuxième comporte davantage d'images informant le lecteur des caractéristiques générales du logement, de l'organisation des différentes pièces, de la décoration, etc. L'ensemble est légendé par une phrase de l'un des occupants, extraite de l'entretien que la photographe a réalisé avant les prises de vues. C'est ainsi que quarante intérieurs sont offerts à la vue des lecteurs. 

Lieu auquel l'on se confie pour s'y livrer au sommeil, le logement constitue un élément fondateur de l'acte d'habiter. Pour reprendre les mots d'Éric Dardel, "il y a dans le lieu d'où la conscience se lève pour se tenir debout, face aux êtres et aux événements, quelque chose de si primitif que le "chez-soi", le pays natal, le point d'attache, c'est, pour les hommes et les peuples, le lieu où ils dorment, la maison, la case, la tente, le village"   . À une époque où nous assistons à un certain retour sur soi et sur le foyer familial, le logement forme en effet une composante prépondérante de la structuration des intimités comme des identités et des appartenances. Il constitue de ce fait un révélateur puissant des modes de vie et des personnalités de ses occupants.

Loin de certains clichés sur la Goutte d'or et des généralisations médiatiques qui masquent la diversité sociale du quartier, le choix de photographier les "chez-soi", permet de révéler un portrait multiple de ce quartier et de ses habitants. Pourtant, aucun visage ni aucun corps n’apparaissent sur ces images. L'humanité en semble absente de prime abord, et ce sont différents éléments visibles dans ces décors qui en dévoilent la présence. La vie s'expose ainsi par les traces de son propre passage. Comme l'écrit Paul Ardenne dans la préface, "tout lieu habité définit, écrit la vie qui l'occupe. Un appartement est un texte sous l'espèce d'un volume encombré de matériaux liés à notre propre vie, du bibelot sur la commode à la couleur des rideaux, de la qualité du cirage du parquet à l'apparence du robinet de la cuisine". Des modes de vie et des caractères se révèlent alors par touches suggestives, à travers les marques laissées dans l'appartement, les décors qui y apparaissent, ainsi que par l'ordre ou le désordre qui y règne. D'une bibliothèque surchargée d'ouvrages, de cet appartement rempli de signes religieux ou de ces salons dans lesquels s'éparpillent nonchalamment des jouets d'enfants, divague l'esprit du lecteur à la recherche des  personnalités, des habitudes ou du quotidien des habitants qui occupent les lieux. Face au théâtre de la vie quotidienne dans l'espace public, ces intérieurs dévoilent un relâchement, un refoulement de l'intime dans des espaces protecteurs au sein desquels se matérialisent les identités. Dans cette perspective, la photographie qui illustre la couverture de l'ouvrage et sur laquelle se détache nettement un rideau rouge semble constituer un rappel de cette distinction théâtrale entre la scène et les coulisses, entre le domaine public et le logement.

Si la forme nue de ces images témoigne d'une certaine objectivation de la photographe par rapport à son sujet, la dimension critique n'en est pas moins absente. Les commentaires accompagnant les différentes photos témoignent en effet de la diversité des habitats mais aussi des inégalités sociales qui s'y matérialisent. Ainsi se côtoient un logement, "rue des Poissonniers, 4 habitants, 2 pièces, 28m², 2000" avec un autre, "rue Richomme, 2 habitants, 4 pièces, 200m², 1997", etc. Ces informations complémentaires rappellent au lecteur que des poches de pauvreté continuent d'exister dans le quartier, comme dans ce logement, "rue Myhra, 2 habitants, 1 pièce, 10m², 2008", où l'occupant n'a "pas le droit d'inviter du monde; il n'y a que l'assistante sociale qui peut monter"  

Il se révèle alors de cet ensemble de photographies une géographie sensible des intérieurs du quartier, que les noms de rue permettent par ailleurs aux connaisseurs de situer. C'est notamment à un bouleversement des idées reçues sur le quartier et ses habitants auquel participent ces images. Ainsi se révèlent des intérieurs bourgeois le long de certaines rues connues pour le trafic de drogue ou la prostitution tandis qu'au dessus de l'animation perpétuelle du boulevard Barbès apparaissent de sages et spacieux salons desquels émanent une apaisante sérénité. La réussite de la photographe est non seulement de parvenir à éviter tout misérabilisme ou tout voyeurisme déplacé, mais également d'offrir un portrait résolument humaniste sans que n’apparaissent ni visage ni corps. L'usage de l'absence comme révélateur d'une présence et d'existences, telles qu'elles se dévoilent au fil des photographies, témoigne du talent de l'artiste et contribue à la délicatesse de ce portait intime de la Goutte d'Or