Karaganda, Kazakhstan : la rééducation par le Goulag.

Ce livre est la publication du Ph.D. de Steven Barnes de l’université de Princeton, qui répond à un projet ambitieux : retracer l’histoire des différentes institutions pénitentiaires soviétiques rassemblées sous le nom de Goulag, des origines jusqu’à la déstalinisation, à travers le cas passionnant et moins connu du vaste complexe pénitentiaire de la région de Karaganda, au nord du Kazakhstan.

Les multiples facettes du Goulag

L’ouvrage, structuré de façon chronologique, fait d’abord une utile typologie (appelée à se compliquer) des différents types de camps. Il retrace ensuite la façon dont le système du Goulag s’est construit, a évolué et a finalement décliné. Il montre le poids de la collectivisation dans les emprisonnements et les déportations massives, puis celui de la Grande Terreur dans l’aggravation des conditions d’existence des prisonniers, l’Etat théoriquement démocratique depuis la Constitution de 1936 étant moins que jamais indulgent vis-à-vis des déviances susceptibles de le remettre en cause.

La Seconde guerre mondiale conduit à un nouveau renforcement de la répression et à ce que Steven Barnes nomme "l’ethnicisation" du Goulag, c’est-à-dire l’afflux des ressortissants des différentes nationalités suspectées de sympathie ou, après-guerre, de collaboration avec l’envahisseur nazi. En dépit de la victoire, les dernières années du régime stalinien voient encore la rigueur du système s’accentuer, en particulier à l’encontre des prisonniers politiques. A cet égard, les libérations des années 1953-1956 sont autant la marque d’un début de déstalinisation que de la volonté d’en finir avec un système improductif du point de vue économique et si oppressif qu’il a conduit aux révoltes de 1953-1954, dont celle, décrite en détail, du printemps 1954 à Kengir, dans le Karaganda.

Les qualités de ce travail sont réelles : très méthodique et clair, il parvient à tenir la balance égale entre les débats historiographiques et la dimension documentaire. Il explique avec minutie la structuration de la société du Goulag, notamment au travers des conflits entre les différents types de prisonniers et des relations avec les gardiens. Il porte également l’attention sur les questions nationales et ethniques ou encore de genre. Il s’agit donc d’une synthèse aussi complète qu’équilibrée, dont l’excellent appareil critique témoigne de l’ampleur des lectures et, ce qui est plus important encore, du corpus d’archives.

Pourtant, deux défauts répétés provoquent un certain agacement. Le premier tient aux sources et à leur traitement. Certes, les archives des différentes institutions pénitentiaires de la région de Karaganda autorisent l’auteur à raconter l’histoire du Goulag à "hauteur d’homme", tout comme Wendy Goldmann avait, par exemple, retracé le développement de la Grande Terreur dans les usines grâce aux témoignages issus des archives du Conseil Central des Syndicats. Toutefois, les documents très formels produits par l’administration des camps ne donnent que des éclairages partiels et partiaux sur la réalité de la vie des prisonniers. Ils ont tendance à insister sur les réussites du Goulag et à minimiser les aspects les plus sordides et cruels de la vie des prisonniers. L’auteur est par conséquent contraint de recourir de façon systématique à des témoignages bien connus, qui correspondent souvent à des lieux et des époques distinctes de celles qu’il traite.

Une rééducation sélective

La second critique, plus importante, tient à la thèse du livre (soulignée dans le titre) selon laquelle le Goulag n’est pas seulement une institution aux visées répressives ou économiques, mais est fondamentalement conçu comme un outil de rééducation des populations emprisonnées. Cette idée est loin d’être inintéressante ou inepte, mais la plupart du temps, les analyses apparaissent plaquées sur une réalité du Goulag tout aussi cohérente, voire plus, sans invoquer cette dimension rééducatrice. De par ses qualités, l’ouvrage ne cesse même de fournir des éléments de preuve minant largement cette perspective.

Certes, tous les détenus sont soumis à un programme d’éducation politique, au même titre que les citoyens libres, et les campagnes de propagande et d’émulation qui touchent la société ont leur pendant dans les camps. Toutefois, la volonté bien réelle d’éducation politique des autorités en direction des prisonniers vise à faire d’eux des travailleurs efficaces et dociles afin d’améliorer la productivité du Goulag, et non de parfaits citoyens soviétiques.

Il est vrai également qu’un nombre important de prisonniers est libéré chaque année ; il est même possible de monter dans la hiérarchie progressivement mise en place dans les camps, et ainsi être libéré(e) avant le terme. Néanmoins, les success stories exaltées par les responsables des camps ont peu de chance de survenir pour tous les prisonniers à cause du poids écrasant des statuts et de la forme prise par la rééducation politique.

En effet, les prisonniers considérés comme les plus dangereux (les prisonniers politiques, le plus souvent contre-révolutionnaires ou trotskistes) subissent d’emblée les traitements les plus durs et les exigences les plus grandes en matière de travail, d’où un espoir assez mince de pouvoir satisfaire aux conditions pouvant améliorer leur sort et plus généralement, de pouvoir prolonger leur espérance de vie. Avant d’atteindre le terme de terme de leur emprisonnement, ils sont fréquemment arbitrairement punis d’années supplémentaires de détention, et ceux qui connaissent la libération étant interdits de séjour dans un grand nombre de régions de l’URSS sont concrètement obligés de demeurer sur place.

De plus, l’éducation politique se traduit, dans la société soviétique mais aussi dans les camps, par une haine et une vigilance accrue vis-à-vis de l’ennemi intérieur, en particulier trotskiste et contrerévolutionnaire, que ce soit chez les gardiens, les jeunes détenus ou les prisonniers de droit commun. Cela a pour effet d’accentuer l’isolement des prisonniers politiques considérés comme les plus dangereux, légitimant les mauvais traitements à leur encontre de la part des gardiens comme des autres catégories de détenus.

Lors de la Grande Guerre Patriotique, le Goulag connaît bien une importante vague de libérations, mais elle exclut les éléments politiquement dangereux, qui subissent les pires conditions que le Goulag ait jamais connu, à cause de la diminution des rations caloriques, du durcissement de la discipline et des déplacements forcés qui s’apparentent parfois à de véritables marches à la mort. Les prisonniers contre-révolutionnaires représentent alors une part croissante d’une population des camps qui diminue drastiquement grâce aux libérations et à la mortalité (25 % par an en moyenne en 1945, 20 % en 1943).

Après-guerre, cette aggravation de la condition des prisonniers politiques dangereux s’institutionnalise au travers de l’allongement démesuré des peines et de la création des camps spéciaux qui leur sont réservés. Relégués dans des contrées inhospitalières telle la Sibérie orientale, soumis à une discipline draconienne, ils sont affectés aux travaux dangereux, comme celui des mines. Ces prisonniers politiques auront même dû attendre leur libération plus longtemps que les autres ; ne bénéficiant pas des libérations du printemps 1953, ce sont les commissions de révision de 1954-1955 qui font tomber leur nombre à un niveau très bas en 1956, avant une recrudescence des emprisonnements politiques à partir de 1958.
Autrement dit, tout au long de l’histoire du Goulag, ce sont les prisonniers les "mieux classés" à leur entrée dans le monde du Goulag qui auront eu le plus de chance d’en sortir, et d’en sortir de façon précoce. Les prisonniers considérés comme les moins réformables a priori, essentiellement les prisonniers politiques, auront eu très peu de chance d’être effectivement réformés, la plupart d’entre eux ayant été rapidement et impitoyablement broyés par le système des camps. Cette loi d’airain du Goulag peut d’ailleurs être généralisée.

Tenus constamment en suspicion, les anciens koulaks ne peuvent espérer au mieux qu’une demi-réhabilitation ; la Grande Terreur les frappe prioritairement et, durant la Seconde Guerre Mondiale, bénéficiant en proportion moins des libérations, ils sont contraints d’endurer les conditions de vie inhumaines du Goulag en temps de guerre. On peut faire la même observation pour les différentes nationalités punies par la déportation, certaines n’étant autorisées à retourner sur leur territoire d’origine que dans les années 1980.

Au final, cette interprétation rééducatrice apparaît curieusement décalée, d’autant qu’on ne la retrouve même plus dans la conclusion, par ailleurs exemplaire de concision et de densité. Elle ne semble pas motivée par le souci de dépolitiser et de dédouaner, typique d’une certaine histoire sociale de l’URSS. Même s’il prend parfois pour argent comptant les rapports complaisants de l’administration pénitentiaire, Steven Barnes fait globalement preuve de nuances et d’honnêteté intellectuelle, ne négligeant aucun aspect et rappelant sans cesse (avec raison) qu’en URSS tout est politique, y compris au Goulag.

Ces remarques étant faites, on aura compris qu’au-delà d’interprétations peu convaincantes, le corps de cette synthèse demeure aussi solide qu’instructif. Dans le contexte d’une soviétologie française qui, en dépit d’exceptions aussi notables que celle de Nicolas Werth, est plutôt atone, on ne saurait trop souhaiter que cette étude trouve une place méritée sur les étagères des bibliothèques universitaires françaises