Le livre propose une traversée houleuse mais plaisante à bord de la production littéraire en Haïti, de 1804 à nos jours.
Haïti, une traversée littéraire n’est pas seulement un essai sur la richesse et la complexité de la littérature haïtienne. L’ouvrage est aussi un hommage à un pays qui a souffert et souffre encore aujourd’hui de l’image de pauvreté et de misère que lui renvoient systématiquement certains médias. Il propose d’en finir avec les stéréotypes et les questions naïves posés par les journalistes occidentaux aux auteurs haïtiens. À savoir : “Comment expliquez-vous tant d’écrivains et de publications dans un pays si pauvre et avec autant d’analphabètes ?”, “Où avez-vous appris le français ?”. L’essai présente ainsi un panorama des grands noms de la littérature haïtienne et de ses courants, à travers une anthologie de textes soigneusement choisis.
La sixième édition du festival Étonnants voyageurs organisé du 1er au 4 février 2012 en Haïti aura fait connaître au monde la créativité littéraire qui règne sur l’île. Plus d’une quarantaine d’invités était présent pour participer à des débats et aller à la rencontre des jeunes talents. La plupart étaient originaires du pays comme Dany Laferrière, Lyonel Trouillot ou Yanick Lahens. Alain Mabanckou, Jean-Marie Blas de Roblès ou encore Arthur H étaient aussi du voyage. La manifestation culturelle a redonné à la première République noire de l’Histoire, son rôle d’hôte, qui lui avait été arraché par le séisme dévastateur du 12 janvier 2010.
Le 32e Salon du livre de Paris (16 au 19 mars 2012) a été également l’occasion pour le public ignorant tout ou peu des textes littéraires d’Haïti d’aller à la rencontre de certaines de ses grandes plumes : Lyonel Trouillot, finaliste au dernier prix Goncourt avec La Belle Amour humaine (Actes Sud) ou encore Rodney Saint-Eloi, éditeur installé à Montréal. Voilà pourquoi lire ou relire Haïti, une traversée littéraire ne sera pas une perte de temps mais une invitation au voyage, une traversée détaillée et complète dans l’océan littéraire haïtien.
L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre un “candide” qui pose les questions et un écrivain haïtien, la “voix répondante”. Ces questions-thèmes mettent en lumière les particularités de la création littéraire en Haïti, ses auteurs incontournables (Jean Price-Mars, Jacques Roumain, Frankétienne) et ses grandes dates charnières. De l’occupation américaine (1915-1934) à la période de la dictature Duvalier père et fils (1957-1986).
Le lecteur novice apprend qu’aujourd’hui ce sont plus d’une centaine de livres, surtout des romans et des poèmes, qui sont publiés chaque année sur l’île, et ce depuis 1804, date à laquelle Haïti accède à l’indépendance. En effet, il existe une grande liberté créatrice sur l’île et les écrivains ne sont pas soumis à des normes conventionnelles. En revanche, leurs livres sont en grande partie publiés à compte d’auteur depuis le XIXe siècle, faute de structure éditoriale véritablement institutionnalisé. Mais c’est aussi la volonté de l’écrivain haïtien de travailler en toute indépendance et donc d’être à la fois auteur, éditeur et imprimeur.
Littérature et identité
À l’époque de l’Indépendance, la littérature haïtienne se construit à l’image des lettres françaises. Des auteurs comme Juste Chanlatte, Antoine Dupré et Jules Solime Milcent imitent le style des écrivains du XVIIe et XVIIIe siècles. La littérature est réaliste et “nationale” sans pour autant mettre en avant la culture, les mœurs ou la réalité haïtienne.
Une génération d’écrivains souhaitant s’affranchir du modèle français décide d’imposer dès 1836 une prose un peu plus personnelle et de “brunir la langue française sous le soleil d’Haïti”, selon les termes, d’Émile Nau. Ce poète et conteur, auteur d’une Histoire des caciques d’Haïti en 1837 fait partie d’un groupe d’écrivains, tous soucieux de créer un langage original, un style plus proche de la réalité du pays. Ils se mettent à écrire des poèmes assez intimistes, faits de mélancolie. Mais il faudra attendre le XXe siècle pour que la littérature haïtienne se libère de l’influence de la France. L’Histoire, notamment les divers bouleversements politiques du pays, y sont pour beaucoup, notent Lyonel Trouillot et Louis-Philippe Dalembert. L’occupation américaine d’Haïti de 1915 à 1934, notamment, a donné naissance à un mouvement littéraire fort et symbolique : l’indigénisme. Ce terme désigne, entre autres, un “ensemble de propositions culturelles et littéraires formulées dans les années 1920, et qui continuent de faire débat”. C’est en partie ce mouvement qui va construire l’identité littéraire du pays.
Il s’articule autour de deux dates particulièrement importantes. En 1927 sort la Revue indigène, qui prône la modernité et l’“haïtianité”. Puis, en 1928, la publication d’Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars. Ce texte affirme qu’Haïti ne peut se développer qu’en reconnaissant toutes les composantes de sa culture dont sa part d’africanité, essentielle. Publié en France à Compiègne, l’ouvrage traduit bien le traumatisme apporté par l’occupation américaine. Comment un peuple qui a réussi à se libérer du joug français et des troupes du célèbre Napoléon Bonaparte s’est retrouvé enfermé dans sa propre liberté ? Comment la “communauté nègre d’Haïti revêtit la défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804 ?”, se demande Jean Price-Mars. En effet, la culture haïtienne, son langage, ses mœurs, ses sentiments et ses aspirations indigènes sont peu à peu oubliés, voire étouffés, après l’indépendance. Par une “logique implacable”, la société haïtienne s’est en partie fondue dans le modèle occidental au détriment de son identité nègre. L’occupation américaine vient rappeler ce triste constat. Dans le pays où selon les mots d’Aimé Césaire, “la négritude se mit debout pour la première fois”, cette perte d’identité sonne comme un retour en arrière.
Des écrivains en leur royaume
Comment écrivent les écrivains haïtiens ? Privilégient-ils le français ou le créole ? Quel est le genre dominant en Haïti ? L’essai a le mérite d’éclaircir certaines interrogations qui peuvent paraître obscures au “candide”, ignorant tout de cette ancienne colonie française. En Haïti, l’écrivain est un être à part. Dans un pays où lire et écrire peut être un luxe, la condition d’écrivain permet d’accéder à un certain prestige social, semblable à celui que confère une carrière militaire. L’écrivain haïtien est avant tout un poète. Alors que dans certains pays occidentaux, le roman a tendance à prendre le pas sur la poésie, en Haïti, la poésie est le genre majeur. Ainsi, avant d’être des romanciers, bon nombre d’écrivains ont goûté au genre poétique. Jacques Roumain, Jean-Claude Charles, René Philoctète pour les disparus ou encore aujourd’hui Louis-Philippe Dalembert, Frankétienne, Jean Métellus, Lyonel Trouillot. La poésie haïtienne se présente d’abord comme un “discours de la genèse”, qui narre les blessures de l’individu, ses batailles et ses croyances. Elle s’écrit en français mais aussi en créole. La question de la langue est d’ailleurs abordée avec justesse dans l’ouvrage dialogué. Éminemment politique, le choix d’écrire en créole ou/et en français n’en est pas moins un choix subjectif qui parfois ne s’explique pas. L’histoire littéraire d’Haïti s’est écrite en français, et nier cet héritage serait ridicule postulent les auteurs de l’ouvrage.
Mais il est vrai que jusque la seconde moitié du XXe siècle, le créole était dévalorisé au profit du français. Certains auteurs classiques ont ainsi privilégié le français ”pur” au créole. D’autres ont préféré marier les deux langues : “mélanger français et créole, tenter d’écrire créole en français”. C’est ce qu’a tenté avec brio l’auteur Jacques Roumain avec son roman majeur, Gouverneur de la rosée, qui parait en 1944. Aujourd’hui, chaque écrivain est libre d’avoir son propre langage dans sa langue semble affirmer la voix répondante. Pour l’écrivain haïtien, choisir d’écrire en français ou en créole n’est plus vraiment un choix cornélien. Il peut en effet être lu dans les deux langues. Mais avant de faire un choix, l’écrivain doit se poser cette question, joliment formulée au milieu du texte : “Comment penser la langue comme domaine et outil de mon travail, en privilégiant le texte à la perception sociale et au jugement de l’Autre ?”. La réponse est claire : il s’agit pour les responsables du pays de mettre en place une vaste politique d’éducation bilingue car l’histoire d’Haïti, sa littérature et sa culture ont besoin des deux langues pour exister véritablement.
Comment aller à la rencontre d’un pays que l’on ne connaît pas ? À défaut d’y aller sur place, le novice ou voyageur peut passer par sa littérature. L’essai invite à faire cette démarche, d’où sa forme dialoguée. La traversée lui donnera à voir le paysage littéraire haïtien, ses contradictions, sa richesse de création, ses auteurs femmes très engagées tels Cléante Desgraves Valcin ou Marie Vieux-Chauvet, ses mouvements influents notamment le “réalisme merveilleux” qui réconcilie identité ou création, et enfin ses écrivains : Dany Laferrière, Edwige Danticat, René Depestre, Jean Métellus, Louis Philippe Dalembert, Emmelie Prophète, Lyonel Trouillot et tant d’autres…