Une invitation  à l'argumentation par le biais de dialogues passionnants et accessibles. Lecture chaudement recommandée.

Pascal Engel fait partie des trop rares philosophes qui ont contribué à familiariser le public français avec la philosophie analytique, c’est-à-dire avec l’idée que la philosophie doit être au service de l’argumentation et de la résolution de problèmes. Il montre dans ce nouvel ouvrage que cette tradition intellectuelle n’est en rien desséchante, comme une certaine pensée franco-française cherche à le faire croire  

À travers vingt entretiens avec la marquise d’U*** (auxquels, pour l’un d’entre eux, se mêle la baronne de C***, une relativiste post-moderne) sur les sciences et la philosophie naturelle, le chevalier d’E*** montre que l’épistémologie peut être dite dans un langage simple et, dès lors, servir à l’édification philosophique non seulement des marquises mais de tout un chacun.

Le choix de la méthode, outre qu’elle augmente le plaisir de la lecture, a le très grand mérite de prendre au sérieux la position théorique de l’interlocuteur. La marquise, en effet, n’est jamais superficielle et ses arguments sont de nature à pousser le chevalier dans ses ultimes retranchements. Les entretiens abordent les principaux thèmes de la philosophie des sciences, tels la nature de la découverte, celle des faits, des entités mathématiques, etc., ainsi que quelques grands domaines, tout particulièrement celui couvert par la biologie évolutionniste. Ils n’évitent pas le difficile débat sur les valeurs et les idéaux du savant.

L’ensemble des entretiens est une illustration du point de vue exprimé par Engel dans la lettre sur l’épistémologie qui sert de préface aux entretiens : défense du réalisme scientifique ("sans pour autant doter la nature de pouvoirs ou de puissances mystérieuses", p. 24), conception naturaliste de l’esprit ("sans être pour autant réductionniste", ibid.) et, enfin, affirmation de l’importance des normes de l’enquête scientifique (que l’on ne doit pas sacrifier "à la description de sa pratique", ibid.). Je ne crois pas tromper en précisant qu’il existe chez Engel un souci de cohérence qui relève de l’exigence éthique. S’il a cru utile d’inviter la latourienne baronne de C*** à participer à ces charmantes rencontres, c’est pour montrer l’importance accordée à l’idéal moral des savants. Faut-il tolérer que l’idée de vérité soit rangée aux rayons des antiquités au profit d’une sociologie des sciences exclusivement préoccupée du rapport de forces au sein de la communauté scientifique ? Pascal Engel fait sienne la réponse de celui qu’il surnomma jadis, en exhumant sa forte critique de Bergson, "un tonton flingueur inspiré", Julien Benda : "La valeur de la science n’est pas dans ses résultats, lesquels peuvent faire le jeu du pire immoralisme, mais dans sa méthode, précisément parce qu’elle enseigne l’exercice de la raison au mépris de tout intérêt pratique"   .

On ne peut, dès lors, accepter que nos descriptions du monde soient évaluées à l’aune de leur utilité sociale et non de leur relation à la vérité. Si c’était le cas, les controverses épistémologiques, par exemple sur le statut ontologique des propositions mathématiques, pourraient être abandonnées sans inconvénient puisqu’elles n’auraient aucune influence sur la pratique scientifique. Ce n’est pas, on s’en doute, la position de l’auteur. La vérité est une norme de l’enquête scientifique et elle est conceptuellement liée à des notions fondamentales comme celles de croyance et de connaissance. Comme Engel l’avait rappelé dans un précédent ouvrage, "valoriser la vérité, ce n’est pas vouloir croire ce qu’il est utile ou intéressant de croire, c’est valoriser une norme qui est capable de transcender ces intérêts"   . Il est certainement plus aisé de défendre les valeurs de solidarité, de tolérance ou de liberté si l’on attribue à la vérité, plutôt qu’une valeur instrumentale, une valeur substantielle. Sublime ou non, la recherche désintéressée du vrai tient, dès lors, à ce que "la vérité est une valeur intrinsèque, qui ne peut pas être traduite en termes d’autres valeurs"   .

Est-ce aussi le cas de l’expérience en première personne ? On pourrait penser que P. Engel partage l’idée de David Chalmers selon laquelle il faut considérer la conscience phénoménale comme une entité irréductible à une autre, c’est-à-dire "comme un trait fondamental du monde, au même titre que la masse, la charge et l'espace-temps"   , dont alors on n’aurait pas à rendre compte. Mais sans doute n’est-il pas tout à fait prêt à souscrire au dualisme naturaliste du philosophe australien. Si, écrit-il, "le monde intérieur que nous révèle notre perspective subjective n’est pas objectivable et que nous ne sommes jamais sûrs, en adoptant le point de vue objectif, de retrouver la richesse du monde subjectif […], je peux à partir de l’effet que cela me fait d’avoir les mêmes expériences supposer que cela vous fait un effet semblable"   . Ainsi la conscience phénoménale resterait indirectement accessible à la connaissance humaine. Peut-on rapprocher cette perspective de celle de Thomas Nagel qui pose l’irréductibilité épistémologique du mental (ou, si l’on préfère, de l’expérience en première personne) mais qui admet la possibilité d’une réalité unique située à un niveau plus profond que le mental ou le physique, réalité qui pourrait ne pas être connaissable ?

Quelles que soient les importantes nuances entre les philosophies de l’esprit non réductionnistes, le trait saillant reste, pour Engel, l’adhésion résolue au naturalisme. Celui-ci est vigoureusement défendu dans les nombreux entretiens sur l’histoire naturelle dont l’importance est soulignée dans une magnifique "Lettre sur le darwinisme" qui montre, si besoin était, l’inanité des présentations superficiellement polémiques de la pensée de l’auteur   . Quel est l’intérêt majeur de la référence au darwinisme ? Á rebours des applications sommaires de la théorie de l’évolution dans d’autres domaines que la biologie (société, culture ou morale réduites à l’expression de la sélection naturelle et de nos gènes), le darwinisme est pour Engel un exemple topique de non-réductionnisme : "L’explication darwinienne est l’un des meilleurs exemples d’explication non réductrice : on isole un trait et sa fonction, et on montre qu’elle est sous-tendue, à un niveau moléculaire et génétique, par des processus causaux et mécaniques. Mais cela ne signifie ni que le trait en question se réduit à ces processus causaux, ni que la nature elle-même exemplifie des processus intentionnels"   . Manière, comme l’ajoute l’auteur, "de remettre à leur place les prétendues explications évolutionnistes de l’éthique" (p. 121). Car le darwinisme se contente d’expliquer pourquoi tel ou tel comportement a évolué. Il n’a pas vocation à nous fournir des mobiles pour l’action, bref de déduire les normes des faits : "Les faits biologiques portant sur la nature humaine et son équipement inné sont une chose, la morale en est une autre"   . Le fait qu'il existe des tendances comportementales universelles, c'est-à-dire des dispositions à la moralité, ne doit pas être confondu avec l'acquisition de règles morales, c'est-à-dire de contenus qui dépendent des conditions spécifiques de l'acculturation au sein de chaque société.

Cette analyse est renforcée par une réflexion limpide sur la notion d’épigenèse. Cette dernière sert également à illustrer le naturalisme non réductionniste de l’auteur. Elle est, en effet, rapprochée du concept de survenance. Les mécanismes de construction des gènes sont construits par l’action de l’environnement sur l’expression des protéines. Les propriétés biologiques surviennent sur des propriétés physiques comme les propriétés mentales surviennent sur le cérébral. Mais, comme l’a montré Jaegwon Kim, la survenance n’est pas réellement une théorie explicative. Elle "est seulement une relation “phénoménologique” au sujet de modèles de covariation de propriétés"   . Il y a, dans le cerveau, des propriétés physiques qui une fois réalisées, produisent la conscience. Pour autant, le contenu de la propriété physique n'est pas le contenu de la propriété mentale. La réalisation de la propriété fonctionnelle du physique crée quelque chose de nouveau par rapport au physique. Si la propriété physique est une condition de réalisation de la conscience, on voit bien que celle-ci ne s’y réduit pas.

Nous ne pouvons évidemment aborder toutes les thématiques présentes dans l’ouvrage. J’espère néanmoins que ce rapide aperçu constituera une suffisante invitation à la lecture.