Un excellent ouvrage de synthèse qui permet de mieux comprendre l’histoire de l’Association internationale du travail.
Le 28 septembre 1864 figure à bien des égards comme la date fondatrice d’un monde nouveau. La naissance de l’Association Internationale des Travailleurs à Londres, c’est un peu celle du marxisme puisque Marx en rédige l’Adresse et les Statuts provisoires. C’est aussi un peu celle du mouvement socialiste, puisque l’AIT précède les partis nationaux, et sera imitée de trois autres "Internationales" (trois et demi, selon le mode de calcul). La date fondatrice charrie néanmoins ses alluvions de mythe, dont il est nécessaire de faire la part. Marx, valétudinaire notoire, n’était même pas invité aux premières réunions. Loin d’être l’expression d’une solidarité prolétarienne, la conférence avait d’abord pour objet de soutenir l’indépendance polonaise face à la répression russe qui s’abattait sur elle depuis 1863. Mais, comme l’écrivait Georges Haupt, historien de la Seconde Internationale, le mouvement socialiste ressent "le besoin, l’impératif même, de relier le passé au présent", ce qui peut parfois mener une fausse lecture du passé lorsque le présent lui assigne sa loi. Réduite à des images connues et convenues, comme la gigantomachie opposant Marx à Bakounine, ou comme les couplets de "l’Internationale" toujours en bonne place des congrès de Jean-Luc Mélenchon, l’histoire de l’AIT impose une relecture par les historiens pour expliquer ce qu’elle a été. Non pour écrire " une histoire qui pourrait à nouveau nous fournir quelques enseignements nécessaires dans l’urgence des combats actuels , il me semble que l’enjeu pourrait être autre. Disons que les débats de la Première Internationale permettent de comprendre beaucoup des attitudes aujourd’hui adoptées par la gauche et les socialistes : le rapport à la classe travailleuse et à l’Etat, le rôle de la violence ou de la participation électorale, ou les conditions d’une société plus juste et de ses moyens, tous ces débats ont été clairement posés pendant les douze ans qu’a durée l’AIT. Là réside la valeur du livre de Mathieu Léonard, L’émancipation des travailleurs, paru aux Edition La Fabrique: celle d’une chronique fidèle de "la première ébauche d’une organisation de masse mondiale" .
" Nous qui n’étions rien, soyons tout "
Après une large ouverture qui permet de comprendre les sources de l’internationalisme ouvrier au XIXe siècle, Mathieu Léonard rythme l’histoire qu’il narre en trois grandes scansions. De la réunion fondatrice de St Martin’s Hall, pendant laquelle les ouvriers français s’entendent avec les trade unions anglais, jusqu’au congrès de Genève en 1866, la but de l’AIT est d’assurer l’autonomie et l’émancipation des travailleurs, par la promotion des associations ouvrières de production ou d’éducation populaire (le mutuellisme). A cette époque, les milieux ouvriers restent très différents selon les contextes sociaux et les cultures politiques, et l’Internationale ne peut être davantage qu’une "agence et un réseau, avec peu d’adhérents et peu de moyens, fondés sur des principes grandioses et généreux avec lesquels un large éventail de tendances peuvent s’accorder... tant que ne sont pas abordées les questions des modalités du changement de société" .
Ce qui modifie l’équilibre, c’est la discussion sur ces modalités mêmes lors des congrès de Lausanne en 1867 puis de Bruxelles en 1868. Lors de ces réunions s’affirme un radicalisme virulent, que peuvent expliquer l’apparition d’une génération plus jeune de militants, ainsi que la recrudescence des réunions politiques et des grèves. De sorte qu’à la veille de la guerre franco-prussienne de 1870, "l’Internationale semble trouver une vocation d’agence intergréviste, sorte de relais des caisses de résistance à l’échelle européenne" . C’est la période où Bakounine devient l’un des piliers théoriques de l’association avec Marx, et que sourd la rivalité haineuse entre les deux hommes. La radicalisation trouve son point d’orgue au congrès de Bâle en 1869 où sont affirmés le collectivisme, montrant "son engagement à accompagner et à organiser le prolétariat européen dans sa lutte" . Mais la guerre puis la Commune de Paris en 1871 stoppent net cette progression, parce que la tentative concrète de mettre en œuvre une politique révolutionnaire prend l’association au dépourvu. L’AIT n’organise aucune initiative de soutien coordonnée, et si les internationalistes français sont parfois au premier plan de la scène communarde, ils n’agissent guère pour le compte d’une organisation qui attend avec admiration et effroi l’apocalypse de la Semaine sanglante. En mai-juin 1871, malgré tout, le silence est un aveu de complicité. L’Internationale, mise au ban de l’Europe, voit ses groupes poursuivis, ses adhérents se décourager, son influence décliner. La rétractation du mouvement dans une Europe traversée par l’effroi des conservateurs explique l’importance des luttes personnelles qui opposent Marx à Bakounine, jusqu’à la scission entre "centralisateurs" marxistes et "fédéralistes" bakouniniens en 1872, puis l’auto-dissolution en 1876.
Il manque sans doute à l’ouvrage une conclusion mieux développée, qui permette au lecteur de saisir les raisons pour lesquelles l’AIT a été si importante dans l’histoire du socialisme. L’un de ses apports principaux est d’avoir donné la parole à ceux qui restaient muets, de faire espérer la reconnaissance aux ignorés avant que les crises de l’organisation ne fasse de ceux qui voulaient être tout, rien.
"L’Internationale sera le genre humain"
L’histoire narrée par Mathieu Léonard est donc bien écrite, argumentée, illustrée, documentée (les annexes sont particulièrement bienvenues), et le lecteur que la question intéresse aura un éclairage de qualité sur la question. Le récit est suffisamment clair pour que l’on ne se perde pas dans les distinctions byzantines des ancêtres du socialisme qui, à défaut du sexe des anges, n’en débattaient pas moins de l’interprétation juste à donner de l’article 3 des Statuts provisoires . Les illustrations permettent de donner chair à des figures disparues ou oubliées, et les passages très nombreux sur le contexte social dans lequel se développe l’AIT sont toujours très riches. On peut simplement observer, par endroit, que cette qualité glisse vers la digression. La question de l’antisémitisme de Bakounine, qui a fait couler beaucoup d’encre, n’a pas vraiment sa place dans la perspective adoptée par l’auteur d’étudier l’organisation de l’AIT. Sauf à considérer que le Russe n’était pas le seul à faire des observations parfois nauséabondes : Marx lui même n’avait pas hésité à qualifier son adversaire Lassalle de "nègre juif" dans une lettre à Engels en 1862. Le cas Bakounine n’est donc pas isolé, et va de pair avec une xénophobie, parfois implicite, parfois explicite, qui devient russophobie chez Marx, germanophobie chez l’anarchiste James Guillaume, méfiance envers les " continentaux " pour les ouvriers anglais...
En somme, derrière cette question s’en masque une autre, assez peu abordée mais qui semble pourtant fondamentale : comment est-il possible d’être internationaliste dans une organisation où les membres réfléchissent en fonction de types nationaux très marqués, et ne parlent même pas d’autre langue que la leur ? L’auteur évoque ainsi, au détour d’un chapitre, le problème de la traduction française des Statuts provisoires. Certaines expressions avaient été transformées comme l’alinéa susmentionné qui énonçait que "tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen" à l’émancipation économique du prolétariat. En français, l’expression "comme moyen" avait été omise, ce qui revenait à nier toute légitimité à l’action politique. Mathieu Léonard souligne à juste titre que cette question des Statuts provisoires allait ensuite empoisonner les relations entre les partisans de Marx et ceux de Bakounine, mais plus largement, cet exemple montre que la langue représente une barrière incroyablement contraignante pour l’AIT. Que des délégués français, anglais, allemands, belges, suisses, italiens, espagnols... assistent aux congrès, c’est entendu. Mais comment font-ils pour se comprendre les uns les autres? Qui est en charge des traductions ? En somme, il manque ici une réflexion plus aboutie sur l’internationalisme et ses limites au milieu du XIXe siècle, plus attentive aux problèmes pratiques que pose le fonctionnement de cette organisation d’un type nouveau. Les délégués de toute l’Europe viennent à Genève, à Lausanne, à Bruxelles ou à Bâle assister aux Congrès, c’est entendu. Mais comment sont organisés les déplacements ? Qui finance le voyage, et quelles sont les conséquences pour les ouvriers, alors qu’aucun droit du travail ne permet de poser des jours de congés ? Tout cela a l’air anecdotique, mais en réalité, ces préoccupations pratiques permettent d’expliquer pourquoi les délégués aux congrès sont toujours, en majorité, des Suisses ou des Belges. Les Allemands sont beaucoup moins nombreux, sans parler des Anglais. Bref, cette Internationale qui proclame qu’elle sera " le genre humain " ne représente en 1870 que les organisations ouvrières de Belgique et de Suisse, ou presque.
Cette réflexion aurait été le contre-point d’une autre, portant sur la façon dont l’Internationale a cherché à se définir par rapport à l’idée nationale, dont le triomphe a été exactement contemporain. Mathieu Léonard reste sans doute trop arc-bouté sur le cas français, sur l’évolution de la section parisienne et son interdiction en 1868, sur la Commune et ses suites. Tous ces faits sont absolument essentiels, mais il ne faut pas sous-estimer les développements qui ont lieu ailleurs en Europe, en Allemagne, en Italie... Or, dans ces zones géographiques, la classe ouvrière ne définit pas son identité sur une mémoire révolutionnaire comme en France, mais bien sur la question de l’unification nationale. Il s’agit donc d’un prolongement de la question sur les modalités pratiques de l’internationalisme ouvrier, puisqu’il s’agirait ici de comprendre comment ces ouvriers ont fait - ou non - le choix de la solidarité internationale alors même qu’un autre critère d’appartenance se présentait à eux : celui de la nation.
" Il n’est pas de sauveurs suprêmes "
Il n’empêche, c’est vrai, que le fonctionnement régulier de l’Internationale a été très vite suspendu par la violence des rancunes personnelles, que " les querelles mesquines et les jalousies navrantes, qui ont succédé aux âpres rapports de force des premiers congrès, ont fini par prendre le dessus sur les idéaux grandioses " . Marx et Bakounine ont joué leur partie dans ce drame, mais ils ne sont que deux exemples, fameux, d’une atmosphère qui enveloppait l’AIT comme un nuage d’âcre fumée. Mathieu Léonard accorde voix à des figures moins connues, précisément pour ne pas réduire l’échec de l’organisation à la rivalité de deux hommes, mais il n’est pas dit qu’il sorte des sentiers battus pour faire parler les seconds rôles. Sa documentation, qui émane beaucoup d’Engels et des marxistes, est sans doute trop biaisée pour garder un point de vue neutre sur cette lutte ; et je ne suis pas sûr qu’il soit vraiment possible de l’adopter, tant les sources prennent elles-mêmes parti.
Alors au lieu de réduire ces heures sombres à celles d’une " mesquinerie " que l’on écarte, pourquoi ne pas essayer de la mettre au centre de l’analyse, et d’en comprendre les raisons ? De dire que lorsque Marx insulte Bakounine, ses mots ont un sens qui dépasse l’invective ? La violence des ressentiments n’a de mesure que la violence de la déception, de l’abattement qui traverse le mouvement après la Commune et la vague répressive qui traverse l’Europe. Les militants de l’Internationale déclaraient " nous n’étions rien, soyons tout ", mais en juin 1871, ils ne sont plus rien après avoir tout été. C’est à l’aune de cette déception qu’il faudrait comprendre la violence des débats qui traversent l’AIT, qu’il faudrait situer " l’afflux de nouvelles sections " plus radicales, et, ainsi, montrer que la Première Internationale se trouve dépassée par un discours insurrectionnel qu’elle a toujours tenu à distance, mais que la violence inimaginable de la Semaine Sanglante a légitimé auprès d’ouvriers qui ont parfois fait l’expérience physique de la répression. Rien ne peut donc être pareil après la Commune, et il faut réinventer d’autres formes d’organisation et de mobilisation historiques, capable de reprendre les espoirs que l’AIT avait indéniablement incarnés, et d’intégrer une expérience aussi imprévue que traumatique, celle de la Commune.
Pas plus que pour les données empiriques de l’internationalisme, il ne s’agit ici de réfuter les analyses de Mathieu Léonard qui sont justes, claires et fondées. Il s’agit simplement de prolonger la réflexion en posant d’emblée des questions simples, non sur l’AIT elle-même, mais sur ce que signifie d’être " internationaliste " à l’âge de l’Etat-nation ? Comment arriver à affirmer " prolétaires de tous les pays unissez-vous " dans un contexte de guerre civile ? Ces questions ont été posées par l’AIT, elles continuent de diviser le socialisme européen en 1914 et au-delà. En interrogeant le " temps des tout premiers commencements ", il serait sans doute illusoire de vouloir chercher des enseignements. Mais le lecteur attentif pourra certainement trouver dans cette vieille histoire une résonance qui lui donnera matière à réflexion.