L'image décryptée de cinq figures médiatisées des colonies d'Afrique.

Le célèbre historien américain Edward Berenson se penche dans son dernier ouvrage sur le cas de cinq hommes qui ont fortement marqué leurs contemporains à travers le récit de leurs exploits coloniaux en Afrique. Son travail vient d'être traduit en français sous le titre Les héros de l'Empire, Brazza, Marchand, Lyautey Gordon et Stanley à la conquête de l'Afrique.

Le mécanisme du vedettariat colonial

 Familier des recherches sur la Troisième République française, Edward Berenson concentre ici son étude sur cinq personnages de la période 1870-1925, du début du premier voyage de Stanley en Afrique Centrale à la fin du mandat de Lyautey au Maroc. Le choix de ces cinq hommes n'est pas le fait du hasard, bien entendu. Si certains noms sont restés célèbres, tel Savorgnan de Brazza, d'autres, comme Marchand ou Gordon, peuvent sembler parfaitement inconnus au grand public d'aujourd'hui. Pourtant, tous ont été l'objet d'une adulation voire d'un véritable culte de leur vivant à la fin du XIXème siècle.

 Edward Berenson nous montre dans Les héros de l'Empire la construction, grâce à la presse, du mythe autour de ces personnages à leur retour d'Afrique. Qu'ils l'aient activement recherchée, comme Stanley, ou fuie, comme Gordon, ces cinq hommes ont connu une célébrité immense par le truchement de la presse grand public. L'auteur accorde une place centrale dans son étude à la presse écrite, qui représente l'une de ses principales sources. Ce média connaît en effet un développement spectaculaire à cette époque. Les tirages augmentent, la presse à sensation et la presse illustrée s'imposent, la palette des titres disponibles s'étoffe pour contenter tous les milieux sociaux, la lecture se démocratise, bref, la presse écrite devient un acteur majeur de la société. Se positionnant par rapport à d'autres thèses historiques qui concernent l'histoire coloniale vue d'Europe, que l'auteur estime trop axées sur les élites, sa démarche ici tend au contraire à montrer que la presse a favorisé l'appropriation par tous de ces figures coloniales mythifiées. L'exemple de Stanley, qui ouvre l'étude, est à ce titre très éclairante. Celui-ci se voit, dans un premier temps, très mal considéré par les élites britanniques, car il  est partie prenante autant qu'il illustre la révolution journalistique qui s'opère à cette époque aux Etats-Unis et se répand en Europe. A l'instar des journaux qui relatent ses exploits, c'est le côté populaire de Stanley qui agace les élites londoniennes.
 Explorateurs et/ou militaires s'illustrant en Afrique, ces cinq hommes font l'objet d'une admiration et d'une curiosité sans borne à leur retour à Londres ou Paris. Edward Berenson écrit que ces personnages " dotèrent l'impérialisme d'un visage humain. Grâce à eux, le grand public assimila les étapes de l'expansion outre-mer à autant d'aventures personnelles ".   Edward Berenson décrit des phénomènes complexes de relations parfois intrusives entre un homme élevé au rang d'idole, et les foules de ce qu'il faut bien appeler des fans. Il nous révèle toute l'intensité de cette adulation. L'auteur se réfère principalement aux travaux sur le charisme du sociologue allemand Max Weber pour appuyer sa démonstration concernant les cinq héros coloniaux. Après avoir reçu un accueil digne d'un chef d'Etat lors de son retour à Londres, avoir publié son livre Dans les ténèbres de l'Afrique, Stanley se marie à Westminster bénéficiant d'une couverture médiatique digne d'une union royale : il devient véritablement LA star de l'année 1890 à Londres. Cependant cette célébrité se transforme rapidement en calvaire causé par le harcèlement dont il fait littéralement l'objet de la part de ses admirateurs, pression comparable à celle que subirait une rock-star contemporaine. Dans plusieurs cas, l'idole devient même une sorte de divinité laïque, Brazza, ou chrétienne, Gordon, un martyr de la foi, de la civilisation, du progrès. Nous voyons émerger dans la presse d'époque des figures christiques, presque dépossédées d'elles-mêmes, dont les passants souhaitent toucher l'habit. Gordon apparaît comme un véritable Christ, à qui l'on prête le pouvoir de réaliser des miracles, qui est attendu en tant que " sauveur du Soudan " et qui donne sa vie pour cela. La métaphore religieuse est très présente concernant les figures de Brazza et Gordon.

 Mais Les héros de l'Empire, Brazza, Marchand, Lyautey Gordon et Stanley à la conquête de l'Afrique, va plus loin que la simple constatation d'un engouement pour des héros d'outre-mer créés par la presse. L'auteur met en avant le rôle politique de ces grandes figures, leur influence dans les décisions de conquête coloniale de la France et de la Grande-Bretagne. Par leur carrière respective, ces cinq personnages attirent l'attention du grand public sur l'Afrique et leur image sert souvent, par l'intermédiaire des opinions publiques, à manipuler leurs gouvernements, poussés à s'engager davantage sur ce continent. De la même façon, les hommes politiques utilisent ces figures de héros afin de détourner l'attention de problèmes intérieurs ou pour ressouder le peuple autour d'un mythe contemporain. Brazza, l'homme patriote et consensuel par excellence, attire opportunément les yeux des Français vers le cœur de l'Afrique et les détourne ainsi de l'Alsace et de la Lorraine. De même, Marchand se révèle être un héros très précieux dans la démarche de revalorisation de l'armée et de rassemblement la société en pleine division nationale causée par l'affaire Dreyfus.

 L'exaltation de la virilité

 En effet, l'un des éléments frappants dans l'étude par Edward Berenson de la création puis de la manipulation de l'image de ces héros populaires, c'est l'insistance avec laquelle il revient sur leur potentiel viril, associé à l'armée pour quatre d'entre eux. Les cinq hommes sont investis de la mission de restauration de la virilité en Europe, virilité dangereusement menacée par la féminisation de la société selon les contemporains, qui y voient un signe infaillible de déclin. Les épreuves physiques subies par Stanley ou Brazza sont systématiquement valorisées, la mort au combat de Gordon est magnifiée, Marchand incarne la virilité militaire efficace et austère, tandis que Lyautey représente son visage plus raffiné. Conquêtes territoriales, résistance physique, ténacité, courage, domination des peuples, protection des faibles, défense des valeurs morales etc... Autant d'actions considérées comme éminemment viriles, réalisées en Afrique par ces cinq héros dont l'on s'empresse en Europe de faire des modèles pour la jeunesse masculine. L'historien Numa Broc avait déjà pointé ce rôle édificateur des explorateurs pour les jeunes européens   .

 Cette exaltation de la virilité est présentée comme le remède à tous les maux intérieurs, à tous les doutes sur la grandeur nationale et les capacités militaires d'un pays. C'est également un puissant agent de cohésion, qui rassemble ainsi toutes les tendances. Les héros de l'empire fait la part belle au contexte psycho-sociologique dans lequel naissent ces cinq personnages. Edward Berenson souligne tout au long de son ouvrage à quel point le Royaume-Uni, qui se sent décliner, et la France qui sort humiliée de la guerre de 1870, cherchent à se raccrocher à des figures positives et charismatiques. Il insiste sur ce sentiment dominant de perte de la virilité auquel les nouveaux héros doivent supprimer.

 Stanley, Brazza, Gordon, Marchand et Lyautey

 D'un point de vue formel, Les héros de l'Empire apparaît comme la succession de cinq destins présentés par ordre chronologique, comportant un chapitre par personnage – sauf Stanley et Brazza qui, ayant réalisé deux voyages en Afrique, occupent chacun  deux chapitres. Il y a finalement peu de rapprochement entre ces figures emblématiques et si l'épilogue entraîne quelques comparaisons, c'est avant tout au lecteur de réaliser la synthèse. Les cinq héros choisis se distinguent, tant par leur carrière que par leur caractère, assez dissemblables. La présentation par l'auteur des exploits qui valent à chaque héros sa notoriété est d'ailleurs plutôt inégale, ce qui renforce la singularité des parcours. L'on pourra regretter que l'éditeur n'ait pas jugé utile d'accompagner chaque chapitre d'une carte correspondant au voyage qui y est développé.

 Stanley étant un explorateur américain d'origine galloise, il est particulièrement intéressant pour un lecteur français de découvrir l'analyse qu'en livre un historien américain. Celui-ci explique que la phrase qu'aurait prononcée Stanley en rencontrant Livingstone sur les bords du Tanganyika, " Dr. Linvingstone, je suppose ? " est largement responsable de la notoriété de Stanley. Dans le monde anglo-saxon, cette phrase, devenue mythique, est aujourd'hui encore largement pastichée. Elle fait partie intégrante de la culture populaire. Pourtant, l'auteur rappelle que c'est bien à l'issue de son second voyage, à la rescousse d'Emin Pacha dans le Sud du Soudan, que Stanley devient un héros en Grande-Bretagne. L'auteur souligne fort à propos un paradoxe qui concerne plusieurs des personnages présentés dans cet ouvrage : la notoriété ne vient pas de la vérité historique d'une situation mais de son retentissement médiatique. En effet, Stanley est accusé de mensonges à l'issue de son premier voyage alors qu'il a effectivement retrouvé Livingstone, tandis qu'il se voit auréolé d'une gloire considérable bien qu'il n'ait pu porter secours à Emin Pacha et alors qu'il est responsable de la mort d'une grande partie de son équipe.

 Brazza n'est comparé à Stanley que pour être présenté comme son antithèse. A l'explorateur brutal d'origine britannique, l'on oppose le " conquérant pacifique " français, ami des Africains. Edward Berenson insiste sur l'image d'apôtre républicain de Brazza et son incarnation des valeurs humanistes et civilisatrices. La légende de Brazza, véritable martyr pour l'Afrique puisqu'il meurt accablé par ses terribles découvertes à l'issue de sa mission d'enquête sur les exactions au Congo français,  est telle que même les Congolais la reprennent aujourd'hui à leur compte.

 Gordon, le héros si discret que la presse eut beaucoup de mal à en faire une vedette, meurt lui aussi en " martyr " sous les coups des rebelles mahadistes au Soudan. Conscient que Gordon est désormais méconnu, Edward Berenson n'hésite pas à rappeler utiliser le contexte du personnage, qui est appelé à Khartoum précisément parce qu'il est déjà un héros, le " sauveur de la Chine ", légende qui lui sera donc fatale.

 En revanche, ni la figure de Marchand, ni la réalité de son voyage à travers l'Afrique jusqu'à Fachoda, ne sont précisément expliqués ou développés, ni même sa carrière antérieure. Edward Berenson s'attache surtout à montrer comment Marchand devient un héros pour la France et pour l'armée par contraste avec Dreyfus. Mais il ne détaille pas le déroulement de cette expédition comme il le fait pour les deux missions de Stanley par exemple.

 De même, l'auteur donne peu de précisions sur les faits de la carrière de Lyautey au Maroc alors qu'il développe des aspects de sa vie personnelle comme sa chute d'un balcon dans la petite enfance et surtout les soupçons d'homosexualité qui l'entourent. Lyautey est davantage présenté sous l'angle de ses paradoxes : incarnation de la virilité alors qu'on loue en même temps sa beauté et sa délicatesse, " conquérant pacifique " du Maroc alors qu'il a versé beaucoup de sang, homme aussi à l'aise dans les salons parisiens que dans le désert ou dans la jungle, grand militaire qui a pourtant eu besoin d'un mentor jusqu'à quarante ans passés.
 
  Les héros de l'Empire, Brazza, Marchand, Lyautey Gordon et Stanley à la conquête de l'Afrique séduit cependant par son caractère accessible et représente une occasion de redécouvrir l'histoire coloniale de l'Europe et de l'Afrique au travers de l'angle de vue original du vedettariat. L'épilogue, élargissant l'étude de la postérité - ou de l'oubli - jusqu'à nos jours de ces cinq héros de l'Afrique, ouvre d'intéressantes perspectives de réflexion.

.