L’interview que le géographe Christophe Guilluy vient d’accorder à Marianne2 a quelque chose d’inquiétant pour la gauche. Si l’auteur de Fractures françaises se refuse à toute récupération politique par le camp du président-sortant, il ne se prive pas d’illustrer la différence entre la droite et la gauche dans son rapport aux intellectuels et à leurs travaux : "Le PS est une vaste machine, peut-être trop lourde. J’ai effectivement participé à des groupes de réflexion. Exemple caricatural : l’un d’entre eux réunissait une cinquantaine de personnes à la Coupole pour aborder le sujet des classes populaires. Seulement, il s’agissait de chercher non pas à élaborer un discours politique et les mesures qui en découlent mais à construire des " éléments de langage" à leur destination. Nicolas Sarkozy, lui, fait preuve d’une incroyable capacité de réactivité sur cette question. Un coup de téléphone d’un de ses conseillers a suffi pour un rendez-vous en tête à tête. Cela se traduit également dans son discours de candidat. A peine quelques jours après son entrée en campagne, il centre son discours sur l’Europe avec son attaque de Schengen, sur la réduction de 100 000 entrées d’étrangers, sur la taxation de grands groupes. Il n’a certes pas prononcé le mot tabou, mais cela sonne comme autant de gages de protection à destination des catégories populaires qui se sentent perdantes de la mondialisation."

Cette comparaison traduit aussi et surtout la capacité de Nicolas Sarkozy à intégrer un certain nombre d’idées neuves dans sa communication de campagne, qui s’appuie sur ses nombreux relais sur le Web et dans les médias. Certes, ces idées sont broyées, labélisées, parfois dénaturées. Même Nicolas Sarkozy ne les comprend peut-être pas lui-même. Mais il n’hésite pas à se les approprier, quitte à faire feu de tout bois.

 

Les frontières de la France forte

Le meilleur exemple récent de ce branding intellectuel consiste dans l’idée de frontière. Guillaume Peltier, le monsieur "Opinion" de la cellule riposte de l’équipe de campagne de Sarkozy, venu de l’extrême droite, rappelait hier que cette idée a été retenue comme élément de langage majeur de la campagne car les études d’opinion montrent qu’elle trouve un écho favorable chez les Français. Le terrain était labouré depuis un certain temps.

Dans sa fameuse interview au Monde du 13 mars dernier, le conseiller stratège du président, Patrick Buisson, n’hésitait pas à présenter Nicolas Sarkozy comme le candidat de "l’Europe des frontières" : "Les frontières, c'est la préoccupation des Français les plus vulnérables. Les frontières, c'est ce qui protège les plus pauvres. Les privilégiés, eux, ne comptent pas sur l'Etat pour construire des frontières. Ils n'ont eu besoin de personne pour se les acheter. Frontières spatiales et sécuritaires : ils habitent les beaux quartiers. Frontières scolaires : leurs enfants fréquentent les meilleurs établissements. Frontières sociales : leur position les met à l'abri de tous les désordres de la mondialisation et en situation d'en recueillir tous les bénéfices." Citer six fois le mot pour expliquer à la presse comment il faut procéder pour récupérer les électeurs du FN, voilà la grosse ficelle du storytelling sarkozyste. L’interview de Buisson n’était d’ailleurs qu’une tentative pour donner une cohérence idéologique au programme de Nicolas Sarkozy, deux jours après le discours de Villepinte, dans lequel la question du contrôle des frontières extérieures de l’Europe était présentée comme urgente, et l’idée de "se barricader derrière ses frontières" comme pure folie !

 

Mondialisation et démondialisation : même combat

En somme, il s’agit d’opposer "nation" et "mondialisme" à la manière de Marine Le Pen. Et de récupérer toutes les idées de gauche qui peuvent alimenter cette opposition. Ce qui permet de s’appuyer sans vergogne sur L’éloge des frontières de Régis Debray, Fractures françaises de Christophe Guilluy, et pourquoi pas, Emmanuel Todd   pendant qu’on y est ?

Indéniablement, la campagne de Nicolas Sarkozy suit une ligne encore plus à droite que celle de 2007. Incontestablement, son mépris pour le milieu intellectuel renforce sa volonté cynique de lui piller ses meilleures idées, d’où qu’elles viennent. Inéluctablement, cette stratégie fait du "formidable" Mélenchon, fer de lance d’une gauche séduite par les idées de démondialisation et de protectionnisme européen, l’idiot utile d’un sarkozysme débridé. Si le débat sur l’idéologie du sarkozysme au pouvoir reste ouvert, et nourrira encore certainement bien des essais historiques, la stratégie sarkozyste en campagne est claire : faire croire que le clivage gauche-droite est inopérant- Nicolas Sarkozy l’a dit- tout en clivant la société française. Autrement dit, brouiller les pistes et renvoyer à son adversaire socialiste l’incohérence qui le caractérise. L’objectif ne l’est pas moins : passer auprès des classes populaires pour le candidat protecteur capable de les préserver des ravages de la crise économique et rassurer les milieux d’affaires sur ses véritables convictions- sa foi dans la mondialisation