Plusieurs auteurs portent un regard éclairé et critique sur l’histoire de la folie en contexte de domination et sur ses incarnations postcoloniales.

L’histoire coloniale de la psychiatrie constitue un champ de recherche et de production académique en pleine expansion dans le monde anglo-saxon, ce que vient confirmer ce Psychiatry and Empire, ouvrage collectif édité par deux africanistes reconnues dans le domaine et réunissant une dizaine d’historiens, anthropologues et psychiatres. On ne manquera d’ailleurs pas de saluer l’apport de la pluridisciplinarité à la compréhension d’une thématique complexe. On soulignera en parallèle l’effort éditorial pour couvrir une portion non négligeable – et parfois des lieux de domination inattendus : îles Fidji, Trinidad – des empires coloniaux modernes ainsi que pour penser la fluidité entre le temps colonial et postcolonial.


La folie : lieu d’enfermement, de contrôle, de différenciation ?

L’ouvrage débute – on ne s’attendait pas à moins – par une citation du célèbre psychiatre antillais F. Fanon affirmant que la colonisation constitue une expérience collective totale de folie parce que d’aliénation et de déshumanisation. Anticolonialiste engagé mais aussi praticien passé par l’hôpital psychiatrique algérien de Blida dans les années 1950, Fanon considérait les désordres psychiatriques auxquels il était quotidiennement confronté comme des effets directs de la "folie colonialiste". Dans cette liaison étroite – d’ailleurs présente dans le discours de certains médecins coloniaux évoquant la folie du dominé comme conséquence d’une incapacité à s’ajuster à la "civilisation" –, et les éditeurs le soulignent, la folie est envisagée dans son sens traditionnel d’enfermement, qu’il soit physique ou mental, réel ou perçu, extérieur ou incorporé. Que doit-on penser et faire de cette analogie ?

En même temps, il s’agit pour cet ouvrage de proposer des clés de traduction des discours, coloniaux et postcoloniaux, sur le normal et le pathologique, de la frontière floue et socialement construite qui les sépare. Cette seconde ligne de force nous instruit sur la dimension culturelle de la maladie psychique rappelant les interrogations perdurant sur ses origines, les facteurs prédisposant ou aggravant sa venue et ses manifestations. On pense ici surtout aux controverses actuelles entourant l’ethnopsychiatrie, aux débats qui font rage dans nos sociétés métissées sur le risque d’essentialisation de la différence comme outil d’infériorisation, de contrôle. L’article d’H. Pols revient justement sur l’impact politique de l’analyse, par un certain P. Travaglino, psychiatre de son état, d’un lien entre trop plein émotif (forcément infantile) et psychose (symbolisée par l’amok, cette soudaine folie furieuse qui serait propre aux Malais) qui aurait permis aux autorités néerlandaises de justifier le contrôle de mouvements nationalistes locaux. Le caractère universel (et d’abord occidental) des notions de "civilisation", "développement" ou "démocratie" peut ainsi devenir une justification de l’autoritarisme reposant sur une conviction. Les dérives d’une telle justification se retrouveraient jusque dans les atrocités perpétrées à la prison d’Abu Ghraib.  


La psychiatrie entre pratique institutionnelle et construction intellectuelle

Mais le mérite peut-être le plus remarquable de l’ouvrage est de répéter qu’il faut distinguer l’histoire de la pratique psychiatrique institutionnalisée de l’histoire intellectuelle de la discipline, l’enfermement de la maladie mentale et la pratique (coloniale et médicale) du discours. Penser cette distinction à multiples volutes permet à ses auteurs de rejeter l’assimilation de la psychiatrie à une arme automatique d’oppression raciste, sans pour autant nier les violences auxquelles son exercice a conduit, les résistances plurielles qu’il a engagées, les inconscients collectifs qu’il a participé à façonner. Le lieu et la forme de colonisation sont toujours pris en compte, la participation des subjectivités colonisées aussi. Évoquant le tabanka, une maladie mentale qui toucherait les hommes de la "petite bourgeoisie" trinidienne atteints dans leur réputation, R. Littlewood retrace ainsi la biographie d’une maladie certes indigène mais dont "l’étiquette clinique" populaire est profondément ancrée dans les influences extérieures subies par la région.

Dans la même veine, il faut mentionner l’heureuse attention portée au "degré d’efficacité" de la domination dans le champ médical. L’intervention psychiatrique n’a jamais été une priorité budgétaire dans aucune colonie ce d’autant moins que la psychiatrie fut longtemps l’objet de critiques, de railleries même, sorte de "sous-spécialité" qui devait faire ses preuves, ce que souligne R. Keller, auteur par ailleurs d’un récent Colonial Madness (2006) engageant. En même temps, la mise à l’écart des gêneurs, des marginaux, qu’ils soient lépreux, prostituées ou handicapés, fut une préoccupation coloniale qui dut composer avec des représentations locales (réclamant parfois la ségrégation) et qui, de ce fait, eut des effets postcoloniaux ambigus. La contribution d’A. Bullard illustre cette participation opaque, faite de ruptures et de continuités, des colonisés à la construction de leur histoire psychiatrique en traitant de la distance entre les principes transculturels de l’école psychiatrique de Dakar, importés d’Europe avec la décolonisation, et la prise en charge actuelle, purement biomédicale, des malades sénégalais.

Peut-être est-il bon de préciser que si cet ouvrage reste lisible pour des non historiens – d’autant plus qu’il se déleste aisément de réflexions trop théoriques –, comme tout ouvrage collectif il souffre de certaines carences. En fait l’histoire de cette "psychiatrie coloniale" en action s’avère trop détachée des processus de médicalisation dans lesquels elle s’est inscrite, parfois malgré elle. On regrettera aussi que les articles traitant de la période postcoloniale ne prennent pas acte de l’arrivée des neuroleptiques dans les années 1950, ouvrant la voie à toute une gamme de psychotropes qui vont révolutionner le champ de la pratique psychiatrique et plus globalement les repères en matière de maladie mentale. On notera enfin l’absence d’une réflexion intégrée (seul le chapitre de S. Kapila évoque un groupe d’intellectuels indiens réinterprétant le cadre freudien dans les années 1920-30) sur la psychanalyse et son influence sur la nature et les issues des rapports entre dominants et dominés. Ceci étant dit, Psychiatry and Empire s’avère extrêmement éclairant, original et convaincant ; il ouvre des pistes de réflexion sur lesquelles il serait bon de capitaliser pour s’éloigner des sentiers rebattus de la dénonciation systématique du fait colonial.