Un ouvrage collectif sur le traitement de l’espace en littérature.
Sans doute peu d’amateurs de littérature ont pu résister au plaisir de se promener un jour dans Paris en pensant à Balzac ou à Zola ; sans même évoquer, dans un autre genre, les hordes de touristes qui se font photographier devant le quai 9 ¾ en gare de King’s Cross. L’exemple le plus célèbre de confusion entre récit et réalité géographique est sans doute le décret du 29 mars 1971 rebaptisant la commune d’Illiers en Illiers-Combray, ce lieu ayant été pour Proust le modèle de Combray dans À la recherche du temps perdu. Tout cela peut sembler anecdotique et pourtant nous sommes d’emblée plongés dans l’enjeu de l’espace littéraire : quel lien entre espace réel et espace fictionnel ? C’est cela que se propose d’examiner l’ouvrage collectif Topographies romanesques, paru sous la direction d’Audrey Camus et de Rachel Bouvet (actes d’un colloque du même nom organisé à Montréal en 2008).
Parler de l’espace littéraire, c’est s’attaquer à forte partie, compte tenu de l’immensité du sujet. Comme le signalent Rachel Bouvet et Audrey Camus dans l’introduction, l’espace littéraire peut se rapporter à la dimension spatialisante du langage, à la métaphore de l’espace littéraire, à l’étendue matérielle de la page, à l’univers imaginaire de l’auteur, entre autres. Le champ des contributions est donc nécessairement restreint d’avance. Il s’agira d’une “étude de l’espace romanesque tel qu’il se donne à voir dans l’œuvre à travers l’ancrage géographique du récit et la configuration spatiale du monde qu’il dépeint” . En d’autres termes, la question à laquelle s’attellent les contributions présentées dans l’ouvrage est : comment mention et description des lieux dans le roman fondent l’espace fictionnel ? Cette interrogation mène, on le devine, à une autre, sur “la manière dont la spatialisation conditionne la généricité du texte” .
Pierre Senges, écrivain, nous livre un article “à sauts et à gambades”, un panorama des multiples espaces littéraires qui s’offrent à nous : récits de voyages de toutes sortes (de la Cochinchine jusqu’au Voyage autour de ma chambre), fantasmes géographiques (la carte 1/1). Ensuite, une série de contributions, par Audrey Camus, Yves Baudelle, Benoît Doyon-Gosselin et Rachel Bouvet examinent l’espace littéraire comme un critère possible pour une classification générique des récits. Ainsi, Yves Baudelle écrit dans le chapitre “Noms de pays ou pays des noms ? Toponymie et référence dans les récits de fiction” : “Dans le cas d’À la recherche du temps perdu, par exemple, que de confusion, chez les spécialistes, qui l’ont successivement lu comme un livre de souvenirs, un roman autobiographique, une fiction (romanesque) puis une autofiction… Or, le seul fait que Balbec ne figure sur aucune carte suffit, à mon sens, à faire de la Recherche un roman (car dans l’autofiction, comme dans l’autobiographie, tous les noms de lieux sont vrais). La pertinence générique de la toponymie me semble donc sous-estimée, ce qui ne revient pas, bien entendu, à la tenir pour un critère universel et suffisant de délimitation des genres” . Outil efficace donc, que la topographie romanesque.
Plus avant, on trouve des études concentrées sur des cas exemplaires, comme celui de Marie-Hélène Boblet sur André Dhôtel, celui de Claude Murcia sur Juan Benet, ou Yves Clavaron sur J. M. Coetzee. Isabelle Daunais s’intéresse quant à elle aux romans qui commencent sur une ouverture spatiale, sur une étendue : Le Château de Kafka, Don Quichotte… D’un point de vue plus historique, Lucia Manea s’interroge sur Yourcenar, Rufin, Senges. Lucie Desjardins décrit l’immense succès de la carte allégorique au XVIIe siècle (dont la Carte de Tendre de Madeleine de Scudéry n’est qu’un exemple) et ses implications morales.
On ne s’étonnera pas de trouver deux articles sur Balzac, dont l’un, celui de Jean-François Richer, sur le rôle de l’espace sonore, des bruits, dans Sarrasine. Celui de Nathalie Solomon met en doute la question générale de l’espace balzacien : ce topos peut en effet être revu comme moins structurant qu’on le prétend souvent. Trois autres “études de cas”, pour reprendre un terme de géographe, parachèvent l’ouvrage : “En banlieue du réalisme avec Gracq et Foucault” de Daniel Laforest ; “Montréal, un espace métis” de Sylvain Brehm et “Le regard en marche : la promenade rousseauiste ou le passage de la topographie à la scénographie” de Céline Schmitt.
Dans l’introduction, Audrey Camus et Rachel Bouvet signalent qu’après avoir été longtemps le “parent pauvre” des études littéraires, la question de l’espace littéraire s’est considérablement développée. Il convient de renvoyer à cet égard aux travaux de Bertrand Westphal : on peut trouver une introduction à la géocritique sur le site Vox Poetica ainsi que, sur le site Fabula, une recension de Jean-Pierre Duclos du dernier ouvrage de B. Westphal, Espace, lieu, carte (2011, Éditions de Minuit).
L’ouvrage, quoique littéraire, aurait néanmoins peut-être gagné à présenter également la contribution d’un géographe, afin d’apporter un éclairage différent sur la question. Il n’est pas inutile, d’ailleurs, de signaler que le programme 2013 de l’agrégation de géographie inclut entre autres la question “Représenter l’espace”.
Le livre n’en demeure pas moins une bonne synthèse, ouvrant à de nouveaux débats et dont la qualité première – mais non la seule – est de fourmiller d’exemples et de textes. Or stimuler la pensée et susciter le rêve, n’est-ce pas là un des intérêts majeurs du lieu romanesque ? En quoi il est, peut-être, ce qu’il y a de plus littéraire dans la littérature.
Terminons par un extrait des Villes invisibles d’Italo Calvino : “Si je te dis que la ville à laquelle tend mon voyage est discontinue dans l’espace et dans le temps, parfois plus espacée, parfois plus dense, tu ne dois pas croire qu’on puisse cesser de la rechercher. Peut-être, à l’heure que nous parlons, affleure-t-elle éparse aux confins de ton empire.”