L’acteur français raconte sa liaison intime avec le plus célèbre bretteur romantique.

“Cyrano est passé dans ma vie. […] Il m’a valu la reconnaissance, la perte de la voix la dépression et l’insistance tenace et imperceptible d’une incompréhensible nostalgie de rien, de tout. Oui, tout et rien.” Jacques Weber a joué le rôle de Cyrano des centaines de fois. Mais, pour l’acteur, le héros au nez remarquable n’est pas seulement un être de papier. Il est plutôt une présence très vive, qui est toujours là, sur les planches comme dans la vie. Dans son autobiographie rêveuse, Weber mêle les souvenirs aux vers de Rostand. Vers qui reviennent tout au long du livre comme les refrains d’une chanson familière, dont le lecteur se retrouve, à la fin de la lecture, à connaître par cœur les paroles.

Weber mène une enquête autour de Cyrano, ce personnage “célèbre pour tous, inconnu pour chacun”. Pour lui, il est tout d’abord une “obsession”, l’“intrus paradoxal”, dont il est jaloux. À tel point qu’il feint ouvertement de détester son cheval de bataille, la légendaire “tirade des nez”, pour ne l’aimer que dans le secret de son âme. À chacun son Cyrano. Il s’agit alors d’une enquête pas trop objective (à propos de cette investigation Weber écrit : “Ainsi, lorsque j’enquête autour de Cyrano, rien ne se cherche, tout s’impose à moi, les tentations du solennel et de la dérision, les miroirs que l’on charme ou que l’on fuit, la vanité et le mea culpa), d’autant plus que le nôtre exprime dans chacune de ses phrases l’impossibilité de dissocier la vie de l’art. Entre eux, il y a en effet un échange continu d’énergie, qui se manifeste dans les deux directions : tantôt la vie fait irruption dans le théâtre, tantôt c’est le théâtre à surgir soudainement dans la vie.

Certaines fois, lorsque l’acteur est en train de jouer son rôle, quelque chose vient troubler le normal déroulement de la pièce : ce sont ses souvenirs, ses remords, ses peurs… qui pour un moment le bloquent et l’étouffent. Un soir, une des nombreuses à Mogador (en 1983, Jacques Weber donne plus de trois cents représentations de Cyrano de Bergerac au théâtre Mogador à Paris. Un succès énorme, qui lui coûte toutefois beaucoup en termes de santé), la voix lui manque. Il oublie ses répliques et des images apparaissent : un rat, celui qui le troublait dans un rêve récent et qui devient le repas improvisé des cadets de Gascogne lors du siège d’Arras. Et puis une chère amie, morte dans un accident de voiture, et d’autres fantômes. “Je ne vois ni moi, ni trou, ni trou noir, je ne vois rien d’autre que moi sans moi. Puis je m’entends et me vois dire clairement : – Excusez-moi, je n’en peux plus…” Le spectacle s’arrête. Mais il trouve la force de remonter sur scène. Weber se souvient de cette représentation comme de la plus belle de sa vie, car ce soir-là il a su vaincre ses craintes, en devenant “un peu mieux comédien, un homme blessé qui le sait”.

D’autres fois, les personnages et les situations théâtrales jaillissent dans la vie quotidienne. La rencontre de Weber avec sa future femme est celle d’un jeune Cyrano avec une Roxane en Perfecto. Le premier mot de son fils, Tommy, ne pouvait être que la première réplique prononcée par Cyrano à son éclatante entrée en scène, à la fois évidemment mot fétiche de l’acteur, qui le répète “dès le matin, au réveil, sous la douche, au café, à déjeuner… sur tous les tons” : Coquin !

L’effet de ces incursions du théâtre dans la vie, et vice versa, créent parfois un effet de dépaysement. Au moment de tourner la scène des adieux de De Guiche à Roxane   , l’acteur se rend compte d’une coïncidence frappante : c’est le jour de son anniversaire, celui de ces quarante ans, et ce jour là, par hasard, il doit, avec son personnage, faire le point sur sa vie : “Voyez-vous, lorsqu’on a trop réussi sa vie, / On sent – n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! / – Mille petits dégoûts de soi, dont le total / Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure…” Un frisson semblable le parcourt – et nous aussi, les lecteurs ! – un 26 février à Mogador… Pourquoi cette date le trouble-t-il ? Parce que son héros s’éteint un samedi vingt-six, après l’avoir annoncé dans sa drôle gazette journalière à Roxane (“[...] Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné / Monsieur de Bergerac est mort assassiné”) et en ce même jour, l’année précédente, notre acteur a frôlé la mort… Les destins croisés de Weber et Cyrano ne nous cessent d’étonner.

Mais le théâtre, cette “arène” où l’on se met constamment en jeu, n’est pas seulement source d’inquiétude (Weber – il en parle dans les dernières pages – a eu, à un certain point de sa carrière, des problèmes de dépression et d’alcool, qu’il a heureusement surmontés), mais c’est surtout le seul lieu où il peut “trop haïr et trop aimer, le seul endroit où l’excès se partage”. Ici se trace la relation profonde entre le comédien et son corps, comme l’exprime cette phrase mémorable : “Le théâtre est un lieu de vérité inversée où le corps pense et le cerveau sue.” Jouer est “un grand amour sans visage”. Weber nous fait don d’expressions heureuses, qui témoignent de cette grande passion, dont il a fait son “foutu métier”. Sous l’influence du bretteur, du brave cœur, il devient un écrivain à la fois tranchant et généreux. La prose prenante et saisissante, les mots d’argot, la couleur des phrases et des scènes évoquées (l’enfance, les rencontres – celle, imaginaire, avec Sarah Bernhardt reste gravée dans la mémoire – sa préparation avant d’entrer en scène, la maladie, les traitements...), font de Cyrano, ma vie dans la sienne, un livre qu’il ne faut pas manquer.

Cyrano a été pour Jacques Weber l’“arc tendu de sa destinée”, un rêve d’enfance qu’il a eu la chance d’exécuter. Mais il est aussi un homme proche de nous tous, car il incarne cette disjonction encore très moderne entre le devoir paraître et l’être profond que l’on est.