L’opéra est un monde de passionnés, parfois jusqu’à la folie. Claudio E. Benzecry, à partir d’une analyse de terrain conduite en Argentine autour du Teatro Colón, décrit en ethnographe les comportements des obsédés de l’art lyrique.
Même ceux qui n’ont jamais franchi les portes d’un théâtre lyrique savent que le monde de l’opéra est très particulier. Dans tous les pays d’Europe et d’Amérique, les poulaillers et autres paradis sont hantés par des êtres curieux, qui consacrent à leur passion une part non négligeable de leur temps et de leurs moyens, parfois modestes. Capables de parcourir des kilomètres pour aller entendre le ténor du moment et de passer la nuit dehors pour obtenir un précieux sésame, ils connaissent la carrière de leur artiste préféré sur le bout des doigts et collectionnent maladivement les enregistrements à la qualité sonore douteuse, parfois volés live dans le théâtre. Ils y côtoient sinon la jet-set – qui n’a pas grand-chose à faire de l’art lyrique – mais du moins le gratin cultivé de la haute administration et du monde des affaires. Tous possèdent les codes, parlent des heures dans un langage ésotérique, se retrouvent parfois de ville en ville pour ne pas manquer les bons "spots" de l’année. Sans doute, l’ensemble de ces comportements relève du fanatisme pur et simple. Johnny, les Beatles, les clubs de foot ont leurs fans. Pourquoi pas les chanteurs d’opéra ? Qu’y a-t-il de particulier ?
Claudio E. Benzecry, professeur assistant de sociologie à l’Université du Connecticut, a choisi ce monde comme terrain d’étude, en se concentrant sur le public de Buenos Aires dont il est originaire et, principalement du magnifique Teatro Colón, dont on dit qu’il possède la meilleure acoustique du monde. L’auteur connaît les lieux : fils de chef d’orchestre, il a passé une partie de son enfance dans les coulisses. On comprend donc qu’il saisisse l’occasion de son étude pour planter le décor de l’art lyrique en Argentine et de ses évolutions, même si cela retarde l’entrée dans le vif du sujet. Il faut dire que les dernières années ont été une longue dégringolade pour le Colón, à l’histoire glorieuse. Inscrit dans le circuit mondial durant toute la deuxième moitié du XXe siècle – les plus grands s’y sont produits -, il est aujourd’hui à ses marges. Les stars et les grandes productions, régulièrement présentes jadis, se font rares (en 1997 comme en 1998, 29 artistes programmés à Buenos Aires dans des rôles principaux étaient aussi engagés au Met ; en 2004, il n’y en avait plus et leur nombre chaque année, n’a jamais dépassé deux ou trois depuis 2002, les distributions faisant désormais la part belle aux artistes locaux). Le budget était au début des années 2000 de l’ordre de 20 millions de $ soit dix fois moins que des maisons comme le Met ou l’opéra de Paris.
L’essentiel n’est pas là. Après de nombreux entretiens, dans les files d’attente, aux entractes, dans des rencontres privées, Benzecry a en effet acquis la conviction que les "obsédés d’opéra", pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, correspondent à quatre types de caractères : le héros qui réalise un acte politique en se rendant au théâtre et contribue ainsi à maintenir les opéras vivants… quitte à tomber dans la contradiction en rejetant les créations contemporaines. Pour lui, l’opéra sort du quotidien et transcende la vie. Il y a ensuite le drogué (the addict), dont la monomanie conduit à mettre en danger sa famille, ses amis, ses amours, son compte en banque et même sa santé. Il y a aussi le nostalgique pour lequel tout était mieux quand la scène était occupée par Maria Callas ou Claudia Muzio, ou, encore mieux, à l’époque où Toscanini était à la baguette. Cette nostalgie repose aussi sur l’idée, vraie ou fausse, que la connaissance de l’art lyrique était plus répandue dans la population. Le pèlerin de son côté considère l’art lyrique de manière sacrée et le théâtre comme un temple, sa religion le conduisant aussi à multiplier les déplacements comme sur le sentier de Saint-Jacques. Pour certains, l’amour de l’opéra est occasion de partage ; pour d’autres, le plaisir est plus solitaire.
Les points communs entre ces quatre caractères sont évidemment nombreux puisque avant tout, il y la voix et le rapport au son, avec lesquels le fou d’opéra entretient, tout simplement, une relation d’amour. D’amour physique, s’entend puisque, que l’on se concentre en fermant les yeux ou que l’on guette le moindre geste de l’artiste sur scène, tout passe par la sensation. Même si Benzecry ne s’attarde pas sur cette description, il a foncièrement raison : une voix timbrée, encore mieux, deux voix timbrées en duos, prodiguent aux tympans des auditeurs un massage qui mène droit au plaisir. La particularité du monde de l’opéra est que cette relation s’inscrit dans un répertoire, relativement limité, autour de quelques dizaines de titres, donnés plutôt rarement à Buenos Aires, théâtre de stagione et non de répertoire. C’est aussi ce qui fait la différence entre le fou d’opéra et le groupie de star rock. Il y a, derrière chaque amateur d’opéra, l’héritage du répertoire, la possibilité d’établir des comparaisons et d’inscrire un artiste dans une longue lignée. C’est aussi ce qui fait – l’auteur a raison de le souligner – que le passionné ne profite pas de ce qu’il voit et de ce qu’il entend de la même manière que le "tout venant" : il analyse, compare, hiérarchise… ce qui, à la limite, lui gâche le plaisir ou en tout cas le trouble.
Benzecry établit son diagnostic de manière fouillée, en citant les sources et le contenu de ses entretiens. Systématiquement, en tête de son analyse, les références sociologiques ou ethnographiques sont rappelées, de Bourdieu – très souvent cité - à Durkheim en passant par Simmel. Comme tout groupe, les fanatiques d’opéra, qu’ils présentent les caractéristiques de l’un ou de l’autre des quatre profils, se définissent largement en opposition au reste du monde, metteurs en scène, administrateurs (les administrateurs passent, les spectateurs fidèles restent), grand public, critiques, dont la complaisance et parfois la corruption, en tout cas dans l’exemple argentin, est suspectée. La dimension "nationaliste" de ce fanatisme lyrique n’est pas totalement absente. Les grandes heures du Colón sont glorifiées ; en ces temps de vaches maigres, on suit par médias interposés les succès de Marcelo Alvarez, Adelaide Negri, ou encore Soledad de la Rosa. Avec José Cura, les choses sont plus compliquées… principalement à cause de certaines particularités vocales que les fans n’admettent pas .
Il est difficile, en quelques lignes, de rendre compte de la richesse de la démarche d’analyse à laquelle se livre Benzecry. Pour le lecteur européen, un des points les plus intéressants est la thèse selon laquelle ce fanatisme, cette obsession existe presque indépendamment des circonstances et de la nature de l’offre lyrique. Ce que l’auteur décrit depuis ses observations argentines est valable à New York, à Paris ou à Marseille. Bien sûr, la pauvreté de l’offre à Buenos Aires, en particulier depuis la crise de la fin des années 1990, est de nature à priver les amateurs du meilleur de l’art lyrique. Mais, par le disque, par le recours à certains théâtres de moindre renommée qui proposent tout de même une programmation régulière, le fan d’opéra peut s’y retrouver car, en réalité, il n’y a pas d’endroit où il se trouve mieux que dans un théâtre, même si c’est pour voir et entendre Tosca pour la trentième fois.
L’aficionado, comme dirait Gérard Mortie sans affection aucune, n’apprendra pas grand-chose à la lecture de cet ouvrage, à part sur la situation argentine. Il pourra même regretter certaines lacunes. Sans nul doute, d’autres champs d’étude existaient que Benzecry a négligés. La question du pouvoir des metteurs en scène, par rapport aux musiciens et aux chanteurs en particulier n’est pas évoquée. On peut aussi penser au rapport du fanatique à l’immédiateté et à l’enregistrement : le passionné d’opéra ne supporte pas l’idée qu’un instant magique se perde –voire un couac magistral -, qu’il ne puisse le capturer pour en profiter ad libitum une fois rentré chez lui. D’où la volonté de capter, live¸ l’instant, que l’on pourra le cas échéant échanger entre soi ensuite. Dommage que, sur ce plan là, l’auteur n’ait manifestement pas rencontré les bonnes personnes. On s’interroge parfois, du reste, comme lorsqu’un de ses sujets d’étude indique (p. 171) qu’il aimerait entendre Maria Guleghina dans Rigoletto (sic) alors qu’absolument aucun rôle n’est susceptible de lui convenir dans cette oeuvre. De même, on aurait aimé que l’auteur creuse davantage la question des sifflets et des applaudissements. Dispose-t-on d’un "droit à siffler", surtout quand les places sont chères et que le chanteur est mauvais ? Le siffleur, celui qui hue, est-il conscient de la portée de son acte ? L’invocation des applaudissements suffit-elle à le justifier ? Culpabilise-t-il ? Ces questions-là, on aurait aimé que l’ethnologue les pose, les retourne, les creuse.
Cette étude sur ce monde si particulier devait être conduite et publiée. Elle l’a été en Argentine, dans un contexte bien particulier, dans un ouvrage aux qualités réelles. Il reste à s’en inspirer pour continuer à creuser, notamment en Europe, le profil du fanatique d’opéra, dans des maisons de répertoire (il doit y avoir une passionnante étude à réaliser sur le public viennois !) ou de stagione, ainsi que dans des festivals (Bayreuth, Glyndebourne, Pesaro, Aix !). Une chose paraît en tout cas certaine : si l’on poursuit dans la métaphore médicale, après l’anamnèse et le diagnostic, une seule prescription est possible : retourner à l’opéra, renouveler le public et continuer à faire vivre ce spectacle total, grâce avant tout aux musiciens et aux artistes lyriques