Un riche recueil d'archives sur l'organisation des voyages en URSS des étrangers.

Jusqu'à la chute de l'URSS, toutes les archives des administrations soviétiques sont restées secrètes, rendant par là le travail des chercheurs extrêmement difficile. De nouvelles perspectives d'études sont apparues à leur ouverture. En témoigne l'ouvrage de Sophie Coeuré et Rachel Mazuy, recueil de documents d'archives inédits joliment intitulé Cousu de fil rouge. Elles se sont penchées sur l'organisation de voyages d'étrangers en URSS des années 1920 à la mort de Staline en 1953.

Les auteurs rappellent en introduction l'importance dans le système de propagande soviétique de ces voyages destinés à montrer l'URSS sous son meilleur jour. Ceci impliquait naturellement un contrôle très serré des séjours qui demandait un suivi administratif lourd. Les voyageurs étaient d'abord triés sur le volet en fonction de leurs opinions politiques. L'organisation du voyage était entièrement prise en charge par des organismes officiels, les heureux élus ne pouvaient séjourner que dans des hôtels spécifiques, les visites étaient soumises à autorisation et la présence d'un guide ou d'un accompagnateur était presque incontournable. Les visiteurs que l'on souhaitait particulièrement impressionner étaient conduits dans les usines, kolkhozes, écoles, prisons modèles.

Sophie Coeuré et Rachel Mazuy mettent en lumière les "techniques d'hospitalité", le rôle de la VOKS (société pansoviétique pour les relations culturelles avec l'étranger) chargée d'accompagner les étrangers et celui de l'Intourist (sorte d'agence de voyage) à partir de 1929. Elles ont choisi de se concentrer sur les voyages de "l'intelligentsia petite-bourgeoise" française, c'est-à-dire ces écrivains, enseignants, journalistes qui devaient se faire l'écho du discours de propagande soviétique.

L'ouvrage souligne un aspect que l'on a tendance à oublier s'agissant d'un pays socialiste, la question économique. En effet, un des objectifs de l'Intourist était de faire entrer en URSS les devises qui faisaient cruellement défaut pour financer l'industrialisation du pays. Un des documents présentés, un brouillon de rapport, illustre bien la double mission des organisations touristiques soviétiques : "Au fondement économique du tourisme étranger en URSS, on trouve la participation à l'alimentation en devises des réserves du gouvernement, et dans le domaine des objectifs politiques, il s'agit de montrer aux travailleurs des pays capitalistes les succès de la construction socialiste en URSS"   .

On découvre les difficultés d'approvisionnement dans un pays frappé par les pénuries, les problèmes de gestion des emplois du temps, et surtout le défi pour les accompagnateurs qui consistait à canaliser les étrangers trop prompts à s'auto-organiser ou à nouer des contacts non prévus, cette "double contrainte"   de plaire et contrôler. Les erreurs pouvaient donner lieu à des répressions sévères, y compris l'emprisonnement, la déportation et l'exécution ; la plupart des responsables russes des années vingt sont ainsi arrêtés et exécutés dans les années trente durant la Grande Terreur stalinienne.

Les dernières parties nous instruisent des relations entre les Français et leurs interlocuteurs, et du rapport entretenu à l'URSS. Certains sont enthousiastes, demandent des données pour faire de la propagande, d'autres semblent plus réservés voire assez hostiles selon les rapports des accompagnateurs. Garder de bonnes relations avec l'URSS sans être tout à fait dupe du mythe construit à destination des étrangers s'avère un exercice d'équilibriste ; on découvre les tentatives très diplomatiques de certains Français pour établir des relations sur une base moins idéologique, telle celle d'André Mazon, grand slavisant, linguiste, qui propose de créer une société des échanges scientifiques entre la France et l'URSS où il ne serait pas question de politique   . Un architecte et une comédienne se plaignent de voir leur correspondance professionnelle confisquée alors qu'ils tentent de développer les relations entre les deux pays.

Enfin, on voit des Français s'inquiéter – ou non – du sort de leurs accompagnateurs russes : on apprend ainsi que Romain Rolland est intervenu, en vain, auprès de Staline en faveur d'Arosev, responsable de la VOKS, après l'arrestation de celui-ci. On lit la lettre d'adieu très cordiale d'un professeur d'université à Kameneva, une autre responsable de la VOKS. Celui-ci savait-il que son interlocutrice était bannie et serait bientôt exécutée ?

Tel est le parti pris des auteurs, mais on pourrait regretter le manque de paratexte autour de ces documents d'archives : le recueil est certes doté d'une introduction et les acteurs des correspondances sont présentés en note, mais on aurait aimé avoir une analyse plus détaillée des textes et savoir pourquoi ils ont été retenus pour figurer dans le recueil. En l'état, l'ouvrage demande une bonne connaissance de l'histoire russe pour aller au-delà de l'anecdote et saisir pleinement les enjeux des documents. Par ailleurs, les commentaires se rapportant à des articles écrits par des Français laissent le lecteur sur sa faim car les articles en question ne sont pas donnés.

On ne peut que louer cette entreprise de mise au jour des archives, apprécier les morceaux de vie qui nous sont offerts et appeler de nos vœux la prise en compte de ce riche matériau dans les ouvrages consacrés à l'URSS