Un essai enthousiaste, sinon audacieux. Un mélange d'académisme un peu fastidieux et d'optimisme forcené. Il y est question d'individus, de société civile, de minorités. Pour entendre parler de citoyens, de communauté nationale, de peuple, il faudra - semble-t-il- attendre le tome II.

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"Rien ne me destinait à m'engager dans la vie politique". Le lecteur aura tort de croire en un énième exercice de storytelling à la lecture des premiers mots de Raison de plus !. Najat Vallaud-Belkacem se défend de verser dans cette littérature politique qui métamorphose complaisamment des histoires en destins, des carrières erratiques en trajets initiatiques. Elle raconte simplement une expérience originale, précoce, des responsabilités politiques. Porte-parole de François Hollande, oui, mais pas porte-voix d'une génération nouvelle – pire, d'une génération de Français "issus de la diversité ", suivant l'expression consacrée. "Jeunesse ", "diversité ", "féminité" ? Des étiquettes qu'elle ne souhaite en aucun cas agiter. Et pour cause, suffisent-elles à résumer le parcours et l'engagement qui sont les siens ? Ce serait de surcroît donner prises aux critiques de ceux qui voient dans cette "différence" "un passeport illégitime et outrancier pour faire carrière"   . Najat Vallaud-Belkacem se revendique comme "un pur produit de la République française"   plutôt que comme celui d'une "immigration choisie".

"www.mercilacrise.fr"  

Najat Vallaud-Belkacem accuse les prétendus combattants de la crise d'en faire en réalité leur meilleure ennemie. Les populistes des deux bords y voient la légitimation de leur thèse – agonie du capitalisme qui n'en finit pas de finir ou au contraire nécessité d'une soumission renforcée à ses lois. Pour le candidat sortant, c'est surtout le moyen de se dédouaner d'un bilan. Margaret Thatcher et son TINA ("There is no alternative") est de retour sur nos écrans comme dans les discours des partisans de la seule austérité. "Nous sommes tous blairistes" pourrait être le credo post-moderne mais surtout a-politique de cette génération. Nous est rappelé le lapsus de l'hôte de Tony Blair, Nicolas Sarkozy, en 2008, faisant de l'ancien Premier ministre travailliste "l'un des nôtres"   . Revendiquons un droit d'inventaire de l'héritage de ces années Blair, écrit Najat Vallaud-Belkacem, ou plutôt le devoir de faire le départ entre une gauche soumise "aux dogmes financiers, aux vertus de la concurrence, aux privatisations, aux baisses d'impôts, au workfare et à la dérégulation" et la social-démocratie qui investit "dans l'éducation ou la santé, la politique familiale ou sécuritaire"   .

On nous vend un paysage dépolitisé, on renvoie la bipartition entre gauche et droite au temps révolu des idéologies, on assortit à cette vue débarrassée des clivages archaïques le refrain de l'impuissance des politiques. "On " ? Sont-ce les peuples, moins indignés que résignés, qui adoptent cette posture fataliste ? N'est-ce pas davantage le fait de dirigeants qui croient pouvoir ainsi justifier leurs propres renoncements ? Voilà qu'ils promettent de ne plus promettre que du sang, de la sueur et des larmes... Beaux engagements, que ceux qui dégagent ceux qui les profèrent de toute responsabilité. Ils "accompagnent " désormais le déclin de la société, composent avec l'étiolement d'une nation, diagnostiquent sans cesse, sans oser jamais faire changer les choses. La négation du politique (gauche et droite, même combat) est donc le corrélat de "l'abnégation politique"   . Les Alain Minc, Jean-Claude Juncker et autres théoriciens du renoncement chuchotent à l'oreille des politiques en responsabilité que l'Etat ne peut pas tout, que l'on s'est depuis longtemps déjà résolu à passer au plan B (Berlin et Bruxelles). On voudrait déjà muséifier le progrès, lubie des deux siècles précédents. "Ce renoncement au progrès s'accompagne d'un désir – inédit et puissant – de régression : comme si elle était le symptôme d'une gueule de bois et qu'il fallait désormais cacher les bouteilles". Après la lutte des classes, la fin du progrès ; fin de l'Histoire, certes, mais surtout choc des civilisations.

"Captation d'héritage"...

Le choc des civilisations adopterait en réalité un nouveau visage. Le différentialisme devient le nouveau credo anthropologique et idéologique au nom duquel se justifient tous les replis et toutes les craintes. Et Najat Vallaud-Belkacem d'accuser les médias d'agiter ces peurs en abreuvant les citoyens de leurs titres tapageurs. "Islam, ce que l'on n'ose pas dire ", titrait l'Express en septembre 2002. En juin 2008 : "Islam, les vérités qui dérangent ". Le chapitre consacré à "la propagande de la peur" fait ainsi le procès des organes de presse qui ne s'embarrassent guère de précautions langagières et distinguent rarement entre islam, islamisme et islamisation. La religion est assimilée à ses tenants extrémistes et l'on glisse avec légèreté ou complaisance de la confession musulmane au "djihad de proximité" mis en accusation.

À propos d'immigration, il est question de l' "effort réciproque" que requiert "l'intégration "   . Quelques lignes seulement concernent l'adhésion nécessaire de "celui qui arrive" "aux règles de la communauté nationale". Le lecteur n'en saura pas davantage sur la manière dont la gauche entend garantir le respect de ces règles et, partant, la réussite de cette intégration.
"C'est bien le propos de l'extrême droite populiste et xénophobe d'emprunter la phraséologie progressiste pour promouvoir une politique régressive. C'est toujours au nom [...] de la défense de la laïcité que se fait le procès de l'islam. Mais la manipulation est grossière, et les principes sont à géométrie variable"   . On peut s'indigner du fait que la défense de la laïcité soit un moyen plutôt qu'une fin, comme le fait de manière convaincante Najat Vallaud-Belkacem ; on peut accuser la droite républicaine d'emprunter à la droite extrême une partie de son discours xénophobe "au prétexte de ne pas [lui] laisser le monopole de la nation, de l'immigration ou de la nationalité"   . Mais, aimerions-nous dire, raison de plus pour que la gauche rappelle que la laïcité est pour elle une fin en soi, et pas un moyen au seul service d'une cause électoraliste, comme elle l'est pour "une certaine droite de gouvernement"   . On peut souscrire à l'analyse selon laquelle la droite dite populaire emprunte, sous couvert de pseudo-dérapages, une "xénophobie bon teint, audible", qui se pare d'une défense de notre identité républicaine. Raison de plus pour que la gauche cesse de réserver à la droite, républicaine ou nationaliste, le monopole des questions de nation et d'immigration, pas plus que celle de la laïcité, au "prétexte" que celles-ci sont agitées à des fins électoralistes. Que l'on déplore l'existence d'une "laïcité à plusieurs vitesses", comme le fait l'auteur, soit ! Mais raison de plus pour réaffirmer l'importance d'une laïcité une et indivisible... 

Najat Vallaud-Belkacem accuse la "machine à découdre" sarkozyste de ne reculer devant "aucune captation d'héritage"   , de mettre à bas les valeurs de la République sous prétexte de vouloir les défendre ; raison de plus pour que la gauche se réapproprie cet héritage dévoyé ! Encore une fois, ce qui a été utilisé comme moyen au service d'une fin hautement contestable mérite-t-il d'être délaissé par ceux-là mêmes qui en contestent la "captation" illégitime ?

"Notre âge devient celui des minorités" (Gilles Deleuze)

"Ce n'est pas dans la xénophobie et le populisme, moins encore dans le communautarisme, que nous reconstruirons la cohésion et l'harmonie de nos sociétés pour surmonter les difficultés économiques et sociales et combattre tous les intégrismes". Si Najat Vallaud-Belkacem met dos-à-dos la logique d'exclusion et le repli communautaire, elle donne quelques clés pour combattre les écueils xénophobes et populistes d'une certaine droite sans décliner les moyens par lesquels la gauche entend oeuvrer contre le communautarisme.

Cette notion ne fait pas l'objet d'un chapitre complet mais réapparaît à divers endroits, sans que l'on sache toujours le sens donné à ce mot. Au moment où l'auteur décline les valeurs de la République française, et prône une réhabilitation de la première d'entre elles, la liberté, individualisme et communautarisme sont présentés comme deux logiques opposées. À la société de donner les moyens à l'individu de s'émanciper ; les libertés individuelles doivent être protégées voire conquises par une gauche de gouvernement, sans que cette dernière doive éprouver le moindre complexe à défendre une valeur souvent associée à la droite. Parmi les exemples cités, celui de la procréation médicalement assistée. Najat Vallaud-Belkacem se prononce en faveur d'un tel dispositif, pour peu qu'il soit encadré par l'Etat. L'absence de consensus autour de la question de la gestation pour autrui témoigne, selon elle, de "la complexité de notre relation à la liberté" : la gauche, prompte à brandir l'idéal d'une "égalité réelle", est plus frileuse quand il s'agit de défendre "la liberté réelle" des individus. "Nous sommes parfois plus à l'aise pour cornaquer l'individu, le protéger, y compris de lui-même, et ce du berceau au cercueil, que pour concevoir l'émergence d'un individu libre, responsable, capable de choix autonomes et d'une morale individuelle"   . Voilà pour ce qui est de l'individualisme. Lui est opposé le communautarisme, présenté comme une dérive : "les communautaristes qui réclament un ''droit à la différence'' sapent le ciment de la cohésion nationale"   . Curieusement, le seul exemple développé pour illustrer cette thèse est celui du discours sarkozyste, jugé coupable de "convoque[r] l'identité nationale, l'histoire ou les religions", de multiplier les "stratégies identitaires" qui clivent au lieu de rassembler.

Quelques lignes plus loin : "Sans nier les réalités, la montée des tentations communautaristes, des intolérances, des violences, de la peur de l'autre, je ne pense pas que la crise du vivre-ensemble soit un état généralisé de notre société". Et d'affirmer sa confiance en une société animée par un "désir profond" de "vivre ensemble en bonne intelligence"   . L'exemple cité à l'appui : la Fête des Lumières. Certes. Les "réalités" que Najat Vallaud-Belkacem dit ne pas "nier" ne font donc l'objet d'aucun développement étayé par des exemples autres que... les réseaux de sociabilité lyonnais.

L'auteur nous a un peu plus tôt mis en garde contre le "risque" "de dénoncer un peu rapidement comme corporatistes, communautaristes, identitaires, séparatistes, toutes les revendications minoritaires"   . Le passage mérite d'être cité dans son entier : "Pourtant, une minorité ne se définit pas tant par le nombre de celles et ceux qui la composent que par le pouvoir dont ils disposent. Il faut bien comprendre que, dans nos singularités respectives, nous appartenons toutes et tous, à un moment ou un autre et sans exception, à une minorité politique, économique, sociale, culturelle, sexuelle..." Curieuse définition des minorités que celle qui consiste à évaluer "le pouvoir dont [elles] disposent" dans l'espace public. Faut-il en déduire que le rôle du politique est de réguler ou d'accroître ce "pouvoir" ? De le contenir, au contraire ?

On se reportera volontiers aux travaux de l'anthropologue Jean-Loup Amselle, qui met en avant le caractère fluctuant et non-exclusif de ces minorités dont les porte-parole souvent autoproclamés ont une influence délétère sur ce que l'on baptise le "vivre-ensemble" (quand en finira-t-on avec cet insupportable jargon...). La "chose commune", tout simplement. En un mot, la République.

Mais poursuivons notre lecture : "C'est en considérant cet état de fait qu'apparaît distinctement ce que la gauche devrait être : la majorité constituée par l'ensemble des minorités"   . La République, construite sur un agrégat de communautés aux intérêts divergents ? Cette définition de la gauche validerait la sociologie électorale dressée par Terra Nova : le think-tank décline les minorités qui composent la société française ou plutôt sélectionne celles qui sont les plus susceptibles de voter à gauche. La "majorité électorale" terra novienne est formée d'un ensemble d'exclus, de catégories socio-démographiques aussi floues que les diplômés, les femmes, les jeunes, les immigrés. La majorité rêvée par Najat Vallaud-Belkacem a cet avantage qu'elle ne distingue pas entre "inclus " et "exclus" : et pour cause, nous sommes tous minoritaires (Gilles Deleuze est fugacement convoqué). À force de segmenter la majorité – électorale, socialiste ou nationale – en minorités, ne perd-on pas de vue la chose commune, l'émancipation collective – le peuple, tout simplement ? Dans la prose de la porte-parole de François Hollande, ce mot brille par son absence.

De communautarisme, il est encore question à propos de la droite, accusée de pratiquer le "communautarisme national". L'expression est empruntée à François Dubet, qui décrit une droite "irrésistiblement attirée par un communautarisme national, autoritaire, anti-individualiste". À nouveau l'opposition entre individualisme et communautarisme. Mais le mot, flanqué de l'adjectif "national", pose pour le moins question.

Le lecteur n'est pas au bout de sa perplexité : "Dans une communauté ''communautariste'' (il peut exister des communautés positives), les contraintes collectives ont très fortes, la place de chacun est prédéterminée par l'âge, le sexe, la tradition, la condition"   . Quelles sont ces "communautés positive " dont l'existence est suggérée dans la parenthèse ? Comment définir une communauté non ''communautariste'' ? Toute vision de la communauté nationale, soudée autour de la "chose commune", court-elle le risque d'être taxée de "communautarisme national" ?

"Traduire en actes le rêve français "

D'autres domaines majeurs sont abordés dans ce livre, tels que la justice (Nicolas Sarkozy y est accusé de brandir de manière inopportune et opportuniste "le Kärcher de son populisme pénal"   ), l'écologie (plusieurs pages développent le projet ambitieux d'un new deal vert) ou le mode de gouvernance du pays. On trouvera en particulier un éloge bienvenu des corps intermédiaires, identifiés comme les acteurs associatifs, syndicaux, mutualistes, accompagné d'un appel en faveur d'un renouvellement de la "démocratie de délégation et de représentation"   . Les initiatives du gouvernement en place pour restaurer le "patriotisme démocratique" que Najat Vallaud-Belkacem appelle de ses vœux sont en trompe-l’œil. Ainsi du référendum d'initiative populaire aux modalités complexes et à la mise en œuvre improbable. La compagnon de route de Ségolène Royal ne renie rien de l'idéal d'une démocratie participative, organisée autour de votations citoyennes et d'universités populaires.

On retrouvera aussi dans cet ouvrage les grandes propositions de François Hollande sur l'éducation, accompagnées d'un bilan sévère, chiffré, du ministère de l'Education en place. Soucieuse d'exposer avec pédagogie le programme de son candidat, la porte-parole de François Hollande est aussi contrainte de livrer des propositions plus personnelles – audacieuses, parfois – sous le sceau du conditionnel ou enveloppées de précautions oratoires. Ainsi de ce paragraphe consacré aux Zones d'Education Prioritaire : "Sans peut-être tout à fait approuver le modèle mexicain, qui consiste en deux corps d'enseignants recrutés via des concours différents, des salaires différents, des heures de cours réaménagés en fonction du public auquel ils seront confrontés, il serait nécessaire de reconnaître (et de valoriser) la spécificité des enseignants affectés dans le ZEP"   . Le "modèle mexicain" est suffisamment développé pour que l'on devine que l'auteur ne le désapprouve pas "tout à fait ". De même, faut-il lire en creux des reproches adressés au gouvernement ("il aurait pu par exemple majorer les dotations aux établissements en fonction de l'origine territoriale des élèves"), des pistes de réflexion pour un futur ministre de l'Education ? Même constat sur les questions de politique fiscale : "pourquoi pas […] utiliser une part du produit [de l'impôt sur les successions] pour doter, sous condition de ressources, chaque enfant naissant en France d'un capital de naissance"   .

Raison de plus est le livre d'une porte-parole, opportunément publié au printemps 2012, en même temps que celui d'une candidate aux élections législatives à Lyon. Les références à son expérience aux côtés de Gérard Collomb enrichissent les réflexions parfois très générales d'exemples concrets, "de terrain ", selon l'expression consacrée, sans que l'articulation entre ces deux plans soit toujours parfaitement convaincante. Ce n'est pas un livre paresseux, pas un opus timide, ni du reste un bréviaire exalté. Les références philosophiques et historique pullulent : Jaurès, Blum, Gramsci et Vaclav Havel sont aussi souvent cités qu'Hannah Arendt, Durkheim ou Habermas. Le nom de Charles Péguy apparaît même au détour d'un réquisitoire contre le tournant populiste du sarkozysme : "Le triomphe des démagogies est passager, mais les ruines sont éternelles". L'essai politique flirte parfois avec le document universitaire ou la thèse académique. En témoignent les citations d'articles émanant de revues spécialisées, que l'on s'attend moins à trouver dans la bibliothèque d'un responsable politique que dans la bibliographie d'un chercheur. Nous avons émis des réserves sur le traitement de la question du communautarisme. Plus souvent qu'à la nation ou à la communauté nationale, plus souvent qu'au peuple français, il est fait référence à la société civile. Souhaitons que ce soit davantage le tropisme d'une secrétaire nationale du Parti socialiste aux questions de société que le symptôme d'une mutation stratégique et idéologique d'une gauche dite "sociétale" plutôt que sociale  

 

A lire aussi : 

- "Cultures en débat". Interview de Najat Vallaud-Belkacem, par Noémie Suisse.