Le poète et critique américain Wayne Koestenbaum entreprend de redéfinir l’humiliation en ne puisant pas à la source religieuse du terme.

Il est frappant de constater quel moindre effort exige de nous notre mémoire pour rappeler à elle de vieux souvenirs d’humiliation quand les moments de joie vécus nous sont chaque jour plus difficilement accessibles. Ils perdent en chemin un peu de leur familiarité… L’humiliation, elle, est peut-être ce que nous avons de plus personnel. Nous naissons après tout dans l’humiliation d’un déplacement d’organes, d’un déversement de fluides. Et, qu’on regarde au loin, l’humiliation attend et ne fera pas défaut : “La mort est humiliante car dans ses eaux, nous disparaissons”, écrit Wayne Koestenbaum   . L’humiliation est ainsi présente aux instants cruciaux de notre existence : elle l’ouvre et la ponctue.

Humiliation se présente sous la forme de courts fragments – rarement plus de deux pages – regroupés dans onze ensembles que l’auteur appelle “fugues”. Le dessein de cette “série inachevée de paradoxes et de juxtapositions” est de “dépister la bête gémissante tapie en chacun de nous”   . Si “ouvrir à la conscience de soi”, comme l’écrivait Georges Bataille, est bien l’horizon de Koestenbaum, la difficulté est qu’il ne progresse pas sans paraître dévier de sa route. Son cheminement, on l’a dit, se fait au moyen d’une multitude de paragraphes composant une structure éclatée, qui dès l’abord peut au lecteur sembler hétéroclite et sans cohérence : Koestenbaum poursuit une piste, l’abandonne là pour la reprendre plus loin ; il a cette aisance américaine à parler de Liza Minnelli et de téléréalité aussi bien que de l’œuvre d’Artaud, de Sade ou de Genet. Notre effort consistera à introduire les uns après les autres les éléments de sa réflexion sur l’humiliation, dans l’idée de clarifier le thème qui se révèle, à cette lumière, proprement “monstrueux” comme nous en avertissait son auteur   .

Nous le déduisons à la lecture, l’humiliation est donnée comme ce qui ramène l’individu vers sa propre disparition. Elle est un processus de “désubjectivation”   qui réduit celui qu’elle vise au statut d’objet, inerte, sans vie. Cet abaissement, ce déclassement, s’opère nécessairement par rapport à quelqu’un : “On n’est humilié que dans l’esprit de l’autre”   . C’est un point important de la théorie de Koestenbaum : les signes de notre finitude doivent se manifester en public. Pour que l’humiliation se réalise complètement, un témoin est nécessaire. Il occupe l’un des trois sommets du “triangle” ; la victime et l’auteur des faits se partagent les deux autres   .

Comment se manifeste l’humiliation ? Nous remarquons que chez Koestenbaum, une large part des scènes humiliantes est liée au corporel. Dans ces scènes, rapportées par l’auteur sur un rythme de plus en plus frénétique jusqu’au grand finale – pour lequel il énumère les humiliations qu’il a subies ou dont il a été témoin –, l’humiliation sollicite presque toujours les fonctions excrétoires (urine, excréments, mucosités) : “L’humiliation implique un processus physique : fluides, solides, organes, cavités, orifices, épanchements, ingestions, excroissances, déversements accidentels. Même si le supplice est purement mental, le corps lui-même se trouve entraîné dans ce salmigondis   ”.

Et, plus loin, au § 38 : “La physiologie de l’humiliation est, du moins du point de vue métaphorique, acide ; elle a trait à la bile…” L’humiliation mobilise notre corporéité et peut se vivre elle-même comme un vomissement : “L’humiliation expulse le dedans au dehors et fait entrer le dehors au-dedans en exposant au vu de tous un nœud intérieur de souffrance, de vulnérabilité, de désir et de corporéité. À ce moment-là, la victime éprouve cette sensation de malaise nauséeux que l’on connaît lorsque la substance interne se trouve expulsée au dehors…   ”.

Le choriste qui, dans un tremblement, urine en pleine répétition, la fille aux collants blancs maculés de ses propres déjections incontrôlées, l’homme de la salle de sport suintant du sang par derrière… comptent comme autant de manifestations de la mort devant témoins. Dans la collection d’exemples d’humiliation fébrilement invoquée par Koestenbaum, chacun voit sa finitude exposée à tous.

Toutes ces considérations sembleront sans doute bien éparses au lecteur. La forme elliptique de l’essai ne joue pas un petit rôle dans ce sentiment de confusion. Mais, pour peu qu’on veuille bien se plonger dans les béances qui trouent le texte, c’est là, entre les fragments, dans les lignes de blanc, que tout se noue… On pourrait le reprocher à Koestenbaum : de ne faire que frôler les sujets brûlants… Ce serait méconnaître l’originalité de la forme, son côté collage “pop”, et la gravité du thème sous l’apparence parfois légère de l’essai, les exemples parfois mineurs qui étayent sa théorie.

D’où vient que nous puissions être humiliés quand notre corps manifeste sa faiblesse en public ? Nous l’avons dit : c’est que l’évidence de la mort se loge là-derrière. Mais après tout, s’il y a une vérité communément admise, c’est bien celle de notre mort prochaine. Alors pourquoi sommes-nous honteux d’exprimer ce devant quoi chacun s’incline ? Il y a un très grand roman, dont Koestenbaum ne parle pas, paru il y a quelques années, qui propose une réponse : notre contemporain est humilié par sa propre précarité. Comme Koestenbaum l’écrit presque incidemment, en tout cas sans la lourdeur qu’il aurait peut-être dû mobiliser à ce moment-là : “Nombreux [sont] ceux pour qui la mort serait une procédure humiliante”   . Le héros d’Un homme de Philip Roth est de ceux-là. Au début du livre, le lecteur apprend que l’homme – qui ne sera jamais nommé – a cessé de croire en Dieu dès l’âge de treize ans, précisément au lendemain de sa bar-mitsva. Le reste de sa vie, il l’a vécu dans l’incroyance et la santé. Un jour son corps, qui avait été si fidèle jusqu’ici, se dérobe ; il doit être opéré d’une appendicite avec péritonite aiguë (son père et son oncle en sont morts avant lui). “En temps ordinaire, il nageait un mille tous les matins, à la piscine de son club. Il ne buvait presque pas, n’avait jamais fumé, et il n’avait pas pris un gramme depuis 1957, quand, rentré du service militaire, il avait fait ses débuts dans la publicité. Depuis le coup dur de cette appendicite avec péritonite, il savait fort bien qu’il n’était pas plus que les autres à l’abri d’une maladie grave. Mais avec l’hygiène de vie qu’il pratiquait depuis toujours, l’idée qu’il puisse être candidat au pontage coronarien lui paraissait saugrenue. Ce n’était pas dans l’ordre des choses, voilà tout   ”.

“Pas dans l’ordre des choses”… La mort, sans Dieu, devient curieusement surnaturelle. Elle est un appendice – ce n’est pas sans raison que le héros d’Un homme souffre d’une appendicite – comme inutilement surajouté à la vie de l’homme. On explique par là le lien qu’établit avec insistance Koestenbaum entre l’humiliation et le corps : privé de sa source spirituelle par l’incroyance, l’humiliation trouve sa meilleure expression non plus dans l’humiliation du croyant face à Dieu (le sens religieux est étymologiquement le premier du terme) mais dans celle du corps face à la mort. La mort, qui dans les grandes religions monothéistes n’était qu’une étape transitoire, a fini par prendre toute la place. Elle est éternelle. L’humiliation traçait un chemin vers la gloire ; dès lors, elle invite au néant.

Solliciter Un homme de Philip Roth nous a permis de lier l’idée d’humiliation à celle de Dieu. Au § 9 de la fugue n° 1, Koestenbaum nous propose d’imaginer “une société dans laquelle l’humiliation est essentielle, en tant que rite de passage […], étape nécessaire pour se dépouiller de son hubris et parce qu’elle est la clé des convenances et de la civilisation”. Cette “société” a existé : c’était le monde chrétien. En nous demandant de la concevoir par un effort d’imagination, Koestenbaum prend acte de sa disparition. Il tente ainsi de redéfinir l’humiliation à l’aune de ces conditions nouvelles. De là qu’il substitue la théorie du triangle (l’humilié/l’auteur des faits/le témoin) à la confrontation jadis bilatérale entre le croyant et Dieu (Dieu comme auteur des faits et témoin à la fois) ; de là le renforcement du corporel aux dépens du spirituel (le corporel était présent dans l’humiliation religieuse, notamment au moyen de la mortification, mais il ne prenait pas toute la place)…

Dans sa tentative pour cerner l’humiliation profane, Freud – qu’on connaît comme adversaire sans nuances de la religion – et les concepts forgés par la psychanalyse ne sont pas sans secours à Koestenbaum. Freud considérait l’humiliation comme une “cause primordiale” de la névrose   . Plus personnellement, Koestenbaum élargit son champ d’application : elle devient la “crypte de la personnalité, […] l’événement premier qui prépare la voie au ‘moi’ pour qu’il prenne conscience de son existence”   . Mais, de façon plus restrictive, “en termes freudiens, l’humiliation est une castration”   . Pour l’illustrer, Koestenbaum évoque plus loin divers cas d’humiliation publique dont les victimes sont des hommes politiques américains mêlés à des scandales sexuels. Si l’opinion semble bien vouloir “castrer” symboliquement les coupables en les humiliant, c’est surtout, en allant plus loin, la propension de l’homme à l’agression, ce “rejeton de la pulsion de mort” écrivait Freud, qui se manifeste au plus haut degré. Toutes les forces de la société concourent, par le biais des médias, à humilier, c’est-à-dire à réduire à néant, une personnalité publique. L’affaire Strauss-Kahn offre un exemple récent. L’humiliation devient une expression de la pulsion de mort : comme elle, elle pousse vers l’état antérieur à la vie, vers le néant.

Bien entendu, nous tentons autant que possible d’échapper à l’humiliation. Mais Koestenbaum avoue que l’on cherche aussi à se tenir tout près d’elle, “de sa flamme, à profiter de sa chaleur, de l’illumination paradoxale qu’elle apporte”   . Car s’exposer à l’humiliation peut être le moyen de s’en libérer. Ainsi des candidats de la téléréalité qui, quels que soient leurs défauts physiques, s’affichent sans pudeur. Leur exhibition est une forme d’abréaction, terme psychanalytique qui signifie “l’expression, et le retour à la conscience qui en résulte, d’une émotion refoulée, et qui surviennent si l’on revit l’expérience qui l’a engendrée”   . Autrement dit, l’exhibition permet de se libérer de l’humiliation “en la rejouant”, possibilité également offerte par l’écriture.

On comprendra que le secours de la psychanalyse allait presque de soi dans le passage de l’humiliation religieuse à l’humiliation profane. Mais quelque chose surprend. Malgré Freud qui est là, autoritaire, Koestenbaum ne peut s’empêcher, comme sous l’effet d’une force attirante, d’évoquer l’humiliation en la rechargeant de religiosité çà et là, par épisodes… Elle est agitée comme “encensoir” pour permettre la cessation momentanée de la souffrance   ; elle trouve en saint Sébastien une incarnation, humilié par ses propres archers mais aussi sauvés par eux, “exalté” par leurs flèches   … Surprenant retour du religieux dont on cherchait, “appendice“ finalement lui aussi, à se débarrasser. En fin de compte, ce n’est peut-être pas tant une surprise. Cette même tentative d’éviction du religieux, cette purge sémantique, on l’a déjà observée par le passé. C’était dans un roman publié en 1935, Que ma joie demeure. Jean Giono tentait vainement de soustraire à la joie, à la générosité, leur charge religieuse. Pour commencer, pour qu’on ne s’y trompe pas, Giono amputait d’emblée le titre de son œuvre, inspiré d’un choral de Bach, “Jésus, que ma joie demeure”, de l’élément religieux. Son idée était de parvenir à écrire la joie totale en ne négligeant pas notre corporéité : “Contenter l’intelligence n’est pas difficile ; contenter notre esprit n’est pas non plus trop difficile. Contenter notre corps, il semble que cela nous humilie   ”.

Mais après cinq cent pages d’un panthéisme naturaliste épuisant où la joie procédait systématiquement d’appréciations charnelles (la chair tendre d’un chevreau à la broche, l’effort du paysan, l’érotisme des bêtes, de la Nature), le héros mourrait sur une subite intervention divine ! Proprement surnaturelle ! Bobi – c’est le héros – frappé par un éclair, la “foudre lui plant[e] un arbre d’or dans les épaules” (jusqu’à la fin tout de même Giono reste un peu végétal…) ! Enfin, ce bruyant deux ex machina, c’était quand même comme une corde claquant dans l’Harmonie générale du roman ; une dissonance… Giono en prit conscience après coup : “Pour que Que ma joie demeure soit un livre réussi, il aurait fallu que je fasse intervenir Dieu…”, confesse-t-il   .

Le religieux ressurgit lui aussi dans Humiliation. Moins brutalement, de façon plus diffuse. Finalement, il semble que les mots dont on retire la charge religieuse sont comme dévalués, comme s’ils perdaient beaucoup de leur richesse… Le sacré n’est plus leur domaine. Dépouiller l’humiliation du sacré, c’est lui retirer du même coup sa dimension sacrificielle et le vertige, la beauté peut-être, de sa confusion – dans le sens où s’y confondent l’abaissement et l’extase.