Une exploration textuelle du cerveau culturel littéraire de l’humanité européenne (historie et structure) permet à l’auteur de donner toute son ampleur à la notion de progrès, porteuse, comme on le sait, d’une histoire cruelle, et pas seulement d’une philosophie cruelle, sous un nom consolant.  

Comment parler de l’avènement d’une ère nouvelle qui paraît caractérisée par des transformations irrésistibles et irréversibles ? Comment rendre compte du fait que les affaires de la cité devraient changer pour le mieux, non pour le pire, et ne sauraient demeurer qualitativement constantes ? Comment dire, avec quels mots énoncer l’idée que les hommes peuvent quelque chose à leurs affaires ? Telles sont les trois facteurs qui ont conduit les philosophes non seulement à élaborer une idée de l’« histoire » (les hommes en agissant peuvent changer leurs conditions d’existence), mais encore à lui donner une forme particulière, celle de l’idée d’un progrès général de l’humanité.
Cela étant, si nous sommes si attentifs aujourd’hui à cette idée de progrès, c’est aussi que nous sommes alertés par des impasses, des déboires, des difficultés qui sont mis au débit de cette idée.

Le progrès et le XVIIIe siècle

Le moment de naissance d’un schéma linéaire, continu et téléologique de l’histoire est datable : le XVIIIe siècle. Ce schéma a eu pour rôle d’unifier durant longtemps (jusqu’aux années 1970) les esprits européens autour d’une certaine perspective du progrès socio-économique ou de développement. Cette notion de progrès articule trois registres distincts : une chronosophie, une praxéologie, une anthropologie. A l’époque des Lumières, ces trois référents ont été unifiés. Le terme progrès les porte. Sur le premier plan, la chronosophie, l’idée de progrès admet deux topologies : celle de l’ascension linéaire, découpée en séquences ou étapes, et subsidiairement celle de l’ascension spiraloïde. Sur le deuxième, elle émet un jugement praxéologique sur les manifestations collectives, prises pour facteur déterminant du devenir des sociétés : elle place sous la forme d’une série temporelle cohérente les différents rapports de l’homme à la nature. Sur le troisième, l’anthropologie, elle met en jeu une représentation de l’homme, ainsi qu’une représentation des rapports entre les cultures et les interactions possibles entre elles. En un mot, la particularité de ce modèle d’historicité vient de ce qu’il hiérarchise les diverses collectivités par référence à « l’homme civilisé » érigé en terme final auquel les sociétés sont censées tendre sinon naturellement du moins idéalement. Le « civilisé » relève bien de ces catégories temporelle, praxéologique et anthropologique.
C’est cet ensemble de données dont l’auteur tente de construire la généalogie. Enseignant en Etudes politiques, l’auteur rend ici publiques des recherches d’histoire de la philosophie. Sur ce plan, il explicite d’ailleurs fort bien que l’histoire des idées de nos jours ne peut plus s’inspirer des anciennes « histoires » qui partaient à la recherche de l’origine de telle ou telle idée. Il précise même se ranger sous les méthodes d’investigation de type foucaldien. Ce qui consisterait à repérer à la fois des ruptures et des discontinuités dans ce qu’on présente habituellement comme un continuum, et des champs de force, fussent-ils seulement sémantiques.

L’appropriation de données

Du coup, nous nous retrouvons devant une véritable somme de références – le livre des livres sur la notion de progrès – montrant que l’idée de progrès constitue d’abord une ordonnance singulière de propositions relatives au devenir historique séculier, aux modalités selon lesquelles les sociétés doivent s’ajuster à leur environnement naturel et à l’altérité socio-culturelle. Et appuyée sur l’axe suivant : l’idée de progrès découle d’un travail de réappropriation, de reformulation et d’absorption effectué au XVIIIe siècle sur des fragments de textes remontant jusqu’à l’Antiquité. La démonstration est par ailleurs convaincante, même si elle aurait pu être renversée. Elle suppose très exactement que les philosophes des Lumières étaient de grands lettrés, ce que nul ne conteste, formés aux meilleures écoles de culture générale (latine, grecque, ...).
Au cœur de l’enquête, nous partons donc du XVIIIe siècle et des Lumières. Ces dernières assument le tournant décisif dans l’élaboration des principales valeurs composant l’idée de progrès.
Et donc, ces Lumières n’inventent pas entièrement les éléments constitutifs de cette idée. Elles se réapproprient parfois des syntagmes antérieurs, et les reformulent pour en faire un élément nouveau dans un corpus inédit. L’auteur précise d’ailleurs que pour nombre de références, il faut entendre ceci : que le mouvement des Lumières est intervenu sur une variété de sources pour formuler une idée spécifique qu’elles ont nommé « progrès ». Elles ont constitué un ensemble signifiant inédit, parfois, avec de vieilles formules. Elles opèrent un travail de transformation et de retranscription que l’auteur s’arrête donc à examiner.
Afin de mieux cerner la révolution mentale qui préside à l’instauration de l’idée de progrès, l’auteur pratique un long détour par des figures anciennes de la temporalité (chronosophie). Il rappelle que l’idée de cycle constitue la représentation parfaite de la récurrence temporelle. Dans l’Antiquité, souligne-t-il, la temporalité passe pour cyclique. Cosmogonies, physiques, philosophies raffinent les arguments qui font passer le cycle pour une réalité. Le temps mythique des Grecs se fonde sur les saisons. Il insiste ensuite sur la figure chrétienne du temps. On sait que dans l’eschatologie chrétienne le devenir humain répond à un plan divin.

Une praxéologie ?

Il répète ce type de détour autour de la praxéologie. Il faut donc maintenant mettre en place l’idée de pratique. Une pensée de l’agir humain est, en effet, essentielle à la conception du devenir historique de l’homme. Elle permet d’ailleurs de porter un jugement sur les œuvres et les activités instituantes de l’homme. La thématique d’un jugement positif ou négatif sur le procès civilisateur ne date évidemment pas du XVIIIe siècle. Cette fois l’auteur en appelle plutôt à l’ethnologie pour discuter de la question.
Reste effectivement une dernière interrogation : L’idée de progrès a-t-elle vraiment été étrangère à tous les contextes antérieurs au XVIIIe siècle ? On sait que Auguste Comte, par exemple, la rapporte au christianisme. Des hellénistes affirment au contraire que l’idée existe déjà chez les Grecs. L’auteur examine ce volet du débat en nous renvoyant à nouveau à la discussion de la philosophie grecque et de ses uchronies négatives. Hésiode, Platon, Epicure, bien sûr, mais aussi les chercheurs de notre époque (Vernant, Veyne, Lenoble), viennent ici en avant. Là encore, le détour est sans doute un peu long pour se contenter de répéter des choses qui sont bien connues.
Tout au plus répéterons-nous que le lecteur a sous les yeux une véritable somme concernant le repérage des éléments constitutifs (négativement et positivement) de la notion de progrès. Il eut d’ailleurs sans doute été beaucoup plus subtil de brasser ces références à partir des lectures accomplies au XVIIIe siècle (donc par rétrospection), plutôt qu’en respectant un ordre chronologique (et encyclopédique, mais en un sens banal du terme) hautement problématique. Les réseaux de textes, à juste titre contradictoires, seraient venus au jour avec plus de pertinence, dans l’ordre inverse de la chronologie, et auraient moins noyé la problématique choisie par l’auteur, car il aurait alors montré comment la rhétorique du XVIIIe siècle transmuait les syntagmes anciens.

Généalogie et cristallisation

Ce qui est le plus intéressant, c’est d’entendre cette profusion de textes et de références un peu indigeste trouver des points de cristallisation et de transformation au cœur des ouvrages du XVIII° siècle. La notion de progrès prend alors forme autour de l’idée d’une extension des facultés de l’homme à transformer le monde. Les techniques sont pensées comme éléments concourant à cette fin. Et l’équation : quantité des arts libéraux et mécaniques = profusion de biens et de jouissances = société polie et civilisée, implique alors que « toutes les sociétés doivent tendre vers cet unique terme qui consiste en l’augmentation des capacités productives ». L’humanité est par conséquent conçue comme un seul homme. C’est en ce point que la cristallisation opérée par les Lumières est rendue efficace, qu’elle s’impose à tous et devient suffisamment prégnante pour ne plus quitter l’Europe jusqu’à des dates récentes.
Cette cristallisation effectivement se réalise à partir de paraphrases de textes illustres, des claquages, des démarquages, et des bricolages de sources éclectiques. Et l’auteur de préciser : « contrairement à ce que laisse entendre l’historiographie classique du progrès, cette idée ne s’est pas développée à travers les âges comme une plante à partir d’un premier germe. Elle a émergé dans un chassé-croisé d’opinions antagonistes, de disputes qui ont été tranchées, en définitive, par les rapports de force momentanés ». Quoi qu’il en soit de ce bricolage, les écrivains du XVIII° siècle se sont donnés la peine de démontrer la réalité du progrès à partir du moment où ils ont senti la nécessité d’en découdre avec les conceptions temporelles cycliques ou avec les ontologies et praxéologies régressives. Ils ont parfois engagé des dialogues imaginaires avec les auteurs classiques, patristiques et de la Renaissance. Mais, dans l’ensemble, ils ont réussi à consolider leurs philosophèmes, tantôt, comme le relève l’auteur, avec une rage polémique, tantôt avec un détachement savant.
Sur le plan de l’anthropologie, pour finir, l’auteur s’inspire largement des travaux de Michèle Duchet, malheureusement, encore à ce jour, non republiés. Et l’auteur de préciser : « sous ce rapport, le discours anthropologique des Lumières s’est montré tout aussi équivoque que dans son traitement du devenir et de l’agir humains ». On se demandera, néanmoins, s’il s’agit bien d’une équivoque, au vu des effets concrets du discours sur le progrès.

Progrès et civilisations

L’examen de la rhétorique de l’altérité à laquelle préside l’idée de progrès est conduit avec aisance. L’auteur distingue trois modalités argumentatives concernant la question de l’autre. Une première figure de rhétorique est celle de la négativité pure : l’autre ne représente pas seulement l’étranger, il sert aussi de repoussoir à l’idéal de soi. Une deuxième figure consiste à connoter l’autre d’une signification ou négative ou positive : il apparait alors comme l’envers imaginaire de soi, un antonyme tantôt monstrueux, tantôt merveilleux (l’auteur aurait pu relever au passage les variations de même type concernant la figure du « sauvage » dans la littérature du XVIIIe siècle, alors qu’il s’en arrête plus facilement aux philosophes classiques : Raynal, La Hontan, Diderot, Bougainville et les Troglodytes de Montesquieu évidemment). Une troisième figure rhétorique débouche sur une concession positive où les différences de l’autre conduisent le narrateur à faire une ultime concession qui peut prendre une forme symétrique ou dissymétrique.
Arrivons-en aux conclusions : l’auteur se défend d’une croyance, que nous ne connaissions pas bien, celle selon laquelle l’idée de progrès serait née au XIXe siècle. Il a raison de revenir sur sa démonstration. L’idée de progrès appartient de plein droit au XVIIIe siècle. Il reste que la question du terme de référence doit bien être éclaircie. Car, sans aucun doute, l’idée de Progrès, avec majuscule, n’a pas encore été forgée à cette époque. Mais est-ce cela le problème de fond, alors que l’ensemble des significations qui fondent cette notion sont prêtes au XVIIIe siècle, et que l’emploi du substantif « progrès » peut varier du singulier au pluriel ? En tout cas, cette dernière réflexion, permet à l’auteur de creuser un peu la généalogie de l’emploi de ce terme dans les textes du XIXe siècle, plus souvent scientistes qu’au siècle précédent.
Finalement, ce que l’auteur a voulu accomplir tient en peu de mots : il a voulu mettre au jour le patrimoine de constructions mentales dont dérive l’idée de progrès, rendre visibles et signifiantes des connexions entre des textes anciens et les discours qui forgent l’idée de progrès, au XVIIIe siècle. Il en a étendu la nécessité, aussi, à d’autres notions, mais sans approfondissement (« développement », par exemple). Il n’a certes pas pu consulter tous les textes et tous les discours dont pouvait disposer un penseur du XVIIIe siècle. Il s’en excuse au passage, mais on ne voit pas pourquoi il faudrait prendre le problème de cette manière (quantitative).
Concluons d’un autre mot : l’auteur et l’éditeur nous mettent entre les mains un instrument de travail presqu’indispensable pour qui sait reprendre la démarche proposée et la lire en en inversant le cours