Un point de vue d’anthropologue, de grand lecteur et de passionné de jazz sur l’œuvre de William Faulkner.

Faulkner. Le nom, le sol et le sang : un titre qui concentre remarquablement bien les lignes de force autour desquelles s’articule l’œuvre faulknérienne. Jean Jamin, anthropologue de renom et directeur de la revue L’Homme, nous promet un élixir de tout ce qui fait la particularité de cet écrivain américain, entre attachement à la terre natale, mythe de la frontière, liens familiaux et relations intercommunautaires. Il n’en est pas à son tour d’essai : tout au long de sa carrière, il semble revenir systématiquement vers Faulkner, comme un retour aux origines, un retour à ses seize ans, lorsqu’il ouvre pour la première fois l’édition de poche en français de Lumière d’août. Il est frappé tout d’abord par l’illustration de couverture, puis par le style de l’écrivain, par les longues phrases à la Proust mais beaucoup plus saccadées, tremblantes, obsessionnelles et obsédantes.

De la suite de ces lectures, Jamin tire une série d’études, notamment autour de la question raciale chez Faulkner. Deux articles dans L’Homme, intitulés respectivement “Une société cousue de fil noir   ” et “Des maisons impossibles. Le nom, la race et la terre au Yoknapatawpha”   ”, un montage audiovisuel de 67 minutes sur l’univers romanesque faulknérien, des conférences et, entre autres, un séminaire prévu en mars, “Les bruits du paysage : Faulkner en son comté de Yoknapatawpha” : si ce n’est pas une obsession, cela y ressemble fort. Mais tant mieux ! L’analyse de J. Jamin est aussi fine que captivante, et son essai se lit comme un roman. Il nous donne à voir ce qu’il retire, en tant qu’anthropologue, de la lecture de Faulkner, ainsi que la manière dont ses propres préoccupations et connaissances peuvent éclairer l’œuvre romanesque d’un écrivain jugé “difficile”.

Un romancier, un anthropologue et un terrain d’études
Le nom, le sol et le sang : des problématiques que l’on retrouve avant tout au cœur de la vie de Faulkner. Le nom d’abord, Falkner, auquel il rajoute une lettre, comme pour prendre ses distances vis-à-vis de son père, le “raté”, celui qui a dilapidé la fortune familiale. Le sol ensuite, celui d’Oxford dans le Mississippi, la vieille maison de planteur dans laquelle il est né, dans laquelle il vit et écrit. Le rapport à la terre natale chez Faulkner n’est d’ailleurs pas sans rappeler Camus. Le sang, enfin, celui du grand-père, figure légendaire, écrivain lui aussi mais n’ayant pas exploité la fibre romanesque jusqu’au bout ; celui du père, source de contradictions ; mais également celui de la communauté blanche du Sud, dans ce comté composé à plus de 60 % de Noirs.

Au comté réel répond un comté fictif, comme l’envers d’un miroir avec lequel Faulkner ne cesse de jouer. Le Yoknapatawpha, au nom chickasaw   imprononçable, est en effet le théâtre de toutes les intrigues faulknériennes. Dans ce périmètre on ne peut plus réduit évoluent des personnages, des familles qui se croisent ou disparaissent au fil des romans, construisant pierre par pierre cette vision de l’humanité, à la confluence du particulier et du général. Sorte de Comédie humaine version Oncle Sam, l’ensemble forme un tout, dont la puissance et la justesse résident en partie dans cette extrême focalisation du champ d’action. Faulkner est un écrivain de la ruralité, et ces séries de portraits, toujours complexes, flous, contradictoires, réalisés à la fois par grands aplats de couleur et par petites touches à peine perceptibles, forment au fil des chapitres un paysage du milieu rural du Sud des États-Unis. Jean Jamin met en évidence, méticuleusement, l’ensemble des éléments qui permettent de comprendre la puissance de l’attachement symbolique et matériel à la terre, ainsi que ses conséquences, caractéristiques de la société américaine après le traumatisme de la guerre de Sécession.

Ce choix d’une zone restreinte se révèle extrêmement intéressant pour l’anthropologue qu’est Jean Jamin. Faulkner construit une société imaginaire, reflet de celle dans laquelle il évolue, un microcosme qui se prête particulièrement bien à l’analyse des comportements et des relations humains. À la manière de l’ethnologue qui s’immerge dans le quotidien d’une tribu afin de l’étudier, Faulkner, pourtant complètement étranger à la discipline, livre un document passionnant, à travers les histoires croisées des Sartoris (Sartoris, 1929), des Compson (Le Bruit et la Fureur, 1929), des Bundren (Tandis que j’agonise, 1930) et des Sutpen (Absalon, Absalon !, 1936), familles de “petits Blancs” qui fonctionnent en cercle fermé jusqu’à disparaître dans leur propre néant.

Une société clivée : points de vue croisés
Le choix de l’État du Mississippi n’est pas anodin. Outre l’explication biographique évidente, il s’agit également du plus sudiste des États américains, celui qui a mis en place et longtemps conservé une politique anti-Noirs particulièrement violente. Dans cette société américaine ségrégationniste, la relation entre Blancs et Noirs est marquée par une altérité problématique, par le refus et le rejet de l’autre mais également par un rapport de dépendance qui constitue tout le paradoxe de la situation. Des personnages emblématiques, comme Lucas Beaucamp (L’Intrus, 1973), vieux fermier noir accusé à tort d’avoir tué un Blanc, constituent la trame d’une interrogation permanente autour du conflit racial. Dans le système dépeint par Faulkner, et effectivement mis en place, les deux communautés se trouvent intrinsèquement liés, ce qui induit logiquement le “mélange” des fluides dont l’ensemble des échanges constitue le fil rouge des romans, et que Jamin s’emploie à identifier précisément : sang, sperme et lait. Ces échanges engendrent et mettent en péril une volonté – et même une obsession – de la lignée “pure”, c’est-à-dire vierge de tout sang noir.

Jean Jamin explique avec une grande clarté la manière dont cette préoccupation centrale fonctionne comme le moteur des intrigues, comment cette antinomie constitutive de la société sudiste de l’époque est le point de départ de toute une pensée de l’altérité. Il évoque à plusieurs reprises la question du racisme de Faulkner, que l’on a qualifié de “modéré”, une expression sans véritable sens qui reflète bien la complexité du sujet. D’une manière générale, affirme l’anthropologue, les idées de William – l’homme – apparaissent comme médiocres comparées à la hauteur d’esprit de Faulkner – l’écrivain. Le silence ou l’appel à la modération teinté de mépris qui sont ceux du citoyen face à la lutte pour les droits des Noirs contrastent avec l’extrême préoccupation dont fait preuve le romancier au sein de ses écrits, mais dont la véritable signification demeure tout de même assez incertaine.

Jean Jamin cherche à démêler le vrai du faux, la conviction de la posture, finalement l’antiségrégationniste du ségrégationniste. Un défi de taille, un chemin sinueux entre les blessures des personnages, la face cachée de ces familles perdues dans les méandres de leurs pensées, de leurs haines, de leurs désirs et de leurs dégoûts. Mariages mixtes, relations interdites, métis cachés, secrets de famille : des rapports de parenté et d’alliance qui forment un enchevêtrement que Jean Jamin entreprend de clarifier dans les annexes de son essai – des arbres généalogiques remarquablement utiles. D’autant plus que cette surabondance ne se limite pas aux relations entre Blancs et Noirs, bien qu’elle leur soit toujours liée, d’une manière ou d’une autre. Le rejet du “nègre” en tant que menace pour la “pureté” du sang blanc entraîne un questionnement sur le choix entre exogamie – chercher son conjoint en-dehors du cercle familial, donc prendre le risque d’une union avec un métis – et endogamie – prendre pour conjoint un membre de sa famille afin d’éviter tout “mélange des sangs”. Ce dilemme familial, qui conduit chez Faulkner à l’inceste et en tout cas à la consanguinité, participe de la “monstruosité” de cette société du Sud profond. Jean Jamin convoque de nombreuses voix afin de compléter cette réflexion sur l’altérité, sur la peur de l’autre, sur le paradoxe entre rejet et union.

Le romancier dépeint la société américaine avec un regard que Jamin identifie à la jonction entre la conception tragique de Shakespeare et le comique désabusé de Twain. Il détourne et réinvente les mythes, qu’ils soient religieux ou profanes, afin de livrer son point de vue, entre distanciation ironique et implication profonde. Un labyrinthe dans lequel Jean Jamin nous aide à retrouver notre chemin, sans pour autant se départir du mystère qui enveloppe l’écrivain, friand de formulations obscures, de monologues intérieurs torturés et de parcours à rebrousse-poil.

Rendez-vous réussi
À force de tourner et retourner l’écriture faulknérienne dans tous les sens, Jamin finit par prendre le pli – non sans une certaine prédisposition – de ce style contrarié et obsessionnel, qui revient sans cesse sur les même motifs sans jamais les répéter à l’identique, toujours pour les approfondir et comme pour mieux les assumer. C’est donc avec délectation et parfois agacement que l’on se laisse entraîner dans la course au sens. Sa réflexion évolue en cercles de plus en plus restreints pour atteindre ce qui fait le cœur de l’identité romanesque de Faulkner. Sans s’attarder sur des éléments biographiques inutiles à son argumentation principale, l’anthropologue s’interroge sur le fondement même de cette identité, ce rapport au nom, au sol et au sang, à travers la circulation des fluides ; et sur son développement progressif, son épanchement au sein du récit.

Cet ouvrage remarquablement bien mené constitue une lecture incontournable pour quiconque cherche un tremplin vers une lecture plus éclairée de l’œuvre de Faulkner ; une lecture essentielle si l’on veut saisir les enjeux qui marquent la littérature américaine du XXe siècle, qui la poussent à se remettre en question et à se renouveler, étendant dans le même mouvement son aire d’influence.