À travers ses analyses des systèmes de production agricole, Jocelyne Porcher nous invite à réfléchir à notre rapport aux animaux, à nos manières de vivre dans et avec la nature.
Comment vivre avec les animaux ?
Quiconque se demande dans quel monde nous vivons lira Vivre avec les animaux avec profit.
Le livre est signé par Jocelyne Porcher, chargée de recherches à l’INRA après avoir travaillé avec les animaux comme éleveur d’abord indépendante, puis dans l’industrie porcine. L’auteure commence par nous raconter son parcours. Son récit est doublement intéressant, d’une part parce qu’on y apprendra en quoi consiste précisément le métier d’éleveur (précisions nécessaires pour la majorité de citadins que nous sommes) et l’élevage des animaux – qu’est-ce que vivre avec eux –, et d’autre part parce que l’auteure relit sa trajectoire à partir de sa réflexion sur ce que désigne et contient le terme d’élevage.
Comment vivre avec les animaux ? est le problème principal de l’ouvrage, qui pose un état de fait : nous vivons avec les animaux. Vivre avec les animaux ne signifie pas ici les supporter (faire avec bon gré mal gré), ou les maîtriser pleinement, mais plutôt participer à leur vie comme ils participent de la nôtre. La question du comment nous entraîne donc vers les conditions de possibilité d’un bien vivre avec les animaux, c’est-à-dire d’une vie bonne pour eux et pour nous. Car, ce qui fait la richesse de cette réflexion, c’est qu’elle traite (et contribue à répondre à) des questions éminemment philosophiques concernant l’animalité, l’animalité de l’humanité, la place de l’être humain parmi les autres êtres vivants sur lesquels il a pris l’ascendant. Cette réflexion contribue aussi à élargir la question morale aux animaux qui en sont souvent les grands exclus.
À travers ses critiques, et parfois dénonciations, des systèmes de production agricole, l’auteure nous invite à réfléchir à notre rapport aux animaux, à nos manières de vivre dans et avec la nature.
Repenser le travail
Jocelyne Porcher apprend donc sur le tas le métier d’éleveur, en commençant avec quelques chèvres, lapins, poules, poulets. Puis elle suit un enseignement spécialisé (baccalauréat agricole, BTS en productions animales), ce qui la conduit à travailler dans l’industrie porcine. C’est donc en se formant qu’elle acquiert les techniques d’un métier (la zootechnie) et semble devoir désapprendre en même temps tout ce qui l’avait amenée à ce métier, c’est-à-dire l’envie de vivre avec les animaux. La zootechnie désigne l’ensemble des techniques de production et d’élevage des animaux. Comme rapport technique, elle marque le primat d’une conception mécaniste, voire machiniste de l’animal. Le rapport aux animaux dans ces systèmes d’exploitation agricole s’inscrit alors dans une perspective de production de biens échangeables et consommables. Or c’est ce type de rapport aux animaux, empreint de la rationalité économique industrielle, que refuse Jocelyne Porcher. Elle défend au contraire l’élevage comme relation de travail avec les animaux.
Quel sens a le travail avec les animaux, et même le travail des animaux ? Que produit l’animal ? Qu’est-il capable de faire ? Se poser de telles questions permet de repenser la relation de travail aux animaux, dès lors que l’animal est partie intégrante du travail de l’éleveur. Ce travail implique soin et protection, mais aussi affectivité et subjectivité. La relation de travail avec les animaux crée un rapport véritablement social : « Les animaux ne sont pas seulement des objets de travail, mais ils participent du monde social » .
La mort des animaux
Cette relation inclut également la mort des animaux. « Pourquoi tuons-nous les animaux ? » demande l’auteure . Certes, pour des raisons alimentaires. Mais « l’expansion de l’industrie de la viande » et les conditions de vie et de mort infligées aux animaux dans les systèmes industriels font douter du bien-fondé de ce mode d’alimentation.
L’éleveuse donne des exemples de cette industrialisation du vivant consommable qui témoigne des « relations désastreuses » des humains aux animaux, et pousse à l’abattage de masse : l’élimination systématique des animaux improductifs, les veaux dits « de boucherie » , jusqu’aux charniers européens de la « vache folle », de la peste porcine, de la grippe aviaire, ceux de la fièvre aphteuse en Corée du Sud.
Mais le propos de J. Porcher n’est pas de défendre un militantisme végétarien, ni de prôner une « libération animale », théorie qu’elle rejette car fondée sur une méconnaissance profonde de ce qu’est l’élevage. Elle vise finalement à intégrer notre action sur les animaux et en particulier notre pouvoir de mort sur eux dans des questionnements moraux, au-delà des enjeux de subsistance.
L’auteure mobilise alors la théorie du don, formulée par Marcel Mauss. La relation des humains aux animaux, qui inclut la mort, le travail et l’élevage peut, voire doit, se penser comme lien de don, de dette et de reconnaissance . À ce moment, « La mort des animaux est acceptable par nous si les animaux ont eu une chance de vivre leur vie et si cette vie a été bonne autant qu’elle peut l’être, et en tout cas, meilleure qu’elle ne l’aurait été en dehors de l’élevage, meilleure qu’elle ne l’aurait été sans nous » .
Ces questions morales, souvent provoquées par une indignation devant le traitement réservé aux animaux, doivent donc servir de fondement pour une réforme des processus industriels de production de viande.
Critique de la rationalité économique industrielle
Si Jocelyne Porcher redéfinit l’élevage, c’est contre la notion d’ « élevage industriel » : « l’élevage industriel » n’existe pas. « Ce qui existe, ce sont les systèmes industriels » écrit-elle . Systèmes industriels définis comme suit : « l’ensemble des activités fondées sur la division du travail et la spécialisation qui ont pour objet l’exploitation à grande échelle d’animaux domestiques en vue de leur transformation en biens de consommation avec le meilleur et le plus rapide rendement technique et financier possible » . La violence industrielle contre les animaux, selon l’expression de l’auteure, est l’opposé d’une relation « sociale » entre humains et animaux.
Concernant l’industrie porcine, Jocelyne Porcher pointe la « souffrance éthique » des travailleurs, corrélative à la souffrance des animaux, et fondée sur le non-sens du travail avec les animaux : « La souffrance éthique dans les porcheries est engendrée par le fait de tuer et par les conditions de cette tuerie. Il s’agit tout d’abord de tuer des porcelets que l’on s’est efforcé de faire naître, puisque l’objectif est de maximiser la production de porcelets par truie. Cette production par truie est un critère essentiel de productivité du travail des animaux et des travailleurs. En 1970, une truie sevrait seize porcelets par an, le chiffre est de vingt-huit aujourd’hui. […] Les truies hyperprolifiques, génétique généralisée dans toutes les exploitations, donnent en effet naissance à un nombre important de porcelets […] dont une partie n’est pas viables. Les salariés doivent donc les tuer, [… en cognant] la tête du porcelet contre le sol ou contre un mur […]. Cette élimination des porcelets est systématique. Elle va profondément à l’encontre du désir des salariés de donner la vie et de sauver les animaux. »
Repenser le travail avec les animaux consiste donc à repenser les conditions de ce travail, et par là les conditions de vie des animaux.
Des animaux heureux ?
Dans cette analyse critique des systèmes industriels, l’auteure discrédite aussi la notion de « bien-être » des animaux, car elle n’est que la prérogative d’une novlangue qui, par la construction de termes techniques rationalisés, ne fait que déconstruire l’animal en tant qu’être vivant singulier et le rendre chose : « La problématique du “bien-être animal” ne vise pas à comprendre les animaux et à donner des outils pour changer leur vie mais à rendre socialement acceptable leur exploitation industrielle » . On privilégiera donc la notion de « bonheur » des animaux, qui repose sur des « choses simples : liberté, lien, soin, respect » , à celle de « bien-être » utilisée comme donnée quantifiable rationnellement.
Ce bonheur, Jocelyne Porcher le voit dans la relation de reconnaissance réciproque entre l’animal et l’homme. C’est dans la relation de travail, en ce qu’elle construit la vie avec les animaux, que cette reconnaissance se déploie car c’est là que se joue l’affectivité réciproque : « Du fait que les animaux sont eux aussi des êtres subjectifs, affectifs et désireux de communiquer, le travail engendre une relation intersubjective avec laquelle les travailleurs doivent composer » .
Ce sont donc plusieurs concepts habituellement réservés pour penser l’humanité que l’auteure reprend afin d’explorer la relation entre l’homme et l’animal. Le travail, la production, le don, la reconnaissance, le bonheur, ne sont pas l’apanage d’un ethnocentrisme ici facilement éconduit. On pourrait regretter le caractère hâtif et le désordre apparent dans l’usage de ces concepts. Cependant, par la multiplicité des voies de réflexion proposées, il est clair que l’essai de Jocelyne Porcher s’inquiète avant tout de convaincre qu’un « vivre avec », sur le modèle de l’entraide fraternelle, est possible et même désirable.
Enfin, plus trivialement, quoiqu’on pense de l’alimentation carnée, il sera difficile après la lecture de Jocelyne Porcher de faire ses courses sans réfléchir à ce qu’on achète.