Jamais l’identité n’a été autant questionnée. Les bouleversements et la complexité du monde contemporain y sont pour beaucoup. Mais il ne faut pas se tromper d’enjeu ni de cible. 

La campagne présidentielle bruisse de ce thème, effleure ses contours ou l’utilise sans ménagement. Accolé au mot “nationale” il devient une bombe à retardement dont personne ne peut raisonnablement allumer la mèche.
A l’origine des crises, du désarroi, de l’individualisme, de la perte de repère, de la violence qu’elle soit morale ou physique, de l’apathie, du désintéressement, de l’enfermement, à l’origine des maux collectifs les plus sévères, il n’y a peut-être qu’un seul et même problème : “l’identité”. Qui suis-je, d’où je viens, ce qui m’entoure, ce que j’entoure, ce que je fais, ce que je veux… La question de l’identité est exemplaire de notre société moderne. Elle se pose autant vers le passé, que dans le présent et pour l’avenir. Le terme est lui-même multiple : Identité politique, culturelle, morale, philosophique, sexuelle, intime, physique, interactive. L’identité est variable selon l’espace, la référence ou le temps. Cette multiplicité créée l’ambigüité de ce mot. Parler d’identité revient forcément à prendre un risque, celui de nommer des différences, des frontières, des affrontements. C’est une notion à utiliser avec beaucoup de précaution mais qu’il faut pourtant essayer de comprendre puisqu’elle caracole en tête des problématiques soulevées par la mondialisation et la globalisation. Deux ouvrages tentent d’en cerner les multiples dimensions, celui de François Durpaire “nous sommes tous la France, essai sur la nouvelle identité française” aux éditions Philippe Rey et celui d’un collectif composé de philosophes, physiciens, archéologues, sociologues, historiens, politologues et anthropologues, “identité à la dérive” aux éditions Parenthèses. Deux présentations différentes de ce thème, mais une même tentative de ne pas le laisser aux seules expressions populistes ou extrémistes.

Une idée simple mais ambigüe

La frontière entre soi et ce qui n’est pas soi est toujours mobile. Notre identité se découvre en commençant par notre rapport au corps, par notre manière de l’éprouver (Georges Vigarello). Non seulement elle se découvre mais elle peut aussi être inventée à l’image du rapport entre les hommes et femmes, fortement renouvelé ces dernières années (Philippe Descola). D’un point de vue social, on peut définir l’identité comme plurielle et convenir que nous avons “des” identités que nous faisons valoir au quotidien, selon les cas. Dans cette pluralité nous recherchons une unité, une stabilité, un ensemble dans lequel l’autre à sa place en tant qu’autre mais qui dispose aussi de point commun avec soi (Pierre Hassner). On peut parler de “cercle” pour l’exprimer : le 1er cercle du couple, puis la famille, puis le village, puis le monde. L’identité est ainsi une idée neutre, sans a priori, qui définit un moment, une situation ou un état. L’identité nationale peut être, elle aussi, une idée innocente puisqu’elle ne désigne que des gens qui sont du même pays (François Durpaire). L’identité reste néanmoins un problème subtil et délicat puisqu’elle touche à l’humain. Comment à partir des contours imprécis des êtres humains peut-on définir des clôtures nettes une fois passé entre les mains de la statistique et du recensement ? Du point de vue scientifique l’identité a évolué. Cette évolution est liée à celle de la science et de la connaissance de l’humain, du génome, de la médecine. Les révolutions de la connaissance en physique touchent forcément à la question de notre identité, de nos rapports au temps et à l’espace qui n’ont cessé de changer (Jean Michel Besnier, Pierre Marage). C’est l’utilisation de cette expression innocente et brute qui pose problème et soulève des doutes légitimes, par exemple sur la pertinence du Ministère de l’identité nationale qui institutionnalise le racisme et l’ancre dans la culture (Vincent Descombes).

Inévitable regard sur l’histoire et la religion

Le monde semble depuis toujours dominé par des conflits identitaires : conflits de territoires, de foi, de ressources. Ces conflits sont la source d’un métissage qui reste fondamental dans la formation de nos sociétés depuis l’histoire antique (Carmen Bernand). C’est pourquoi, il est normal de vouloir rechercher dans l’histoire les solutions aux problèmes actuels mais aussi leurs raisons (Patrick Weil). La société française a paru très en avance en 1945. Le dynamisme économique de l’après guerre et le travail ont été des facteurs d’intégration très puissants. La crise pétrolière a opéré un durcissement. La loi est intervenue pour organiser une société devenue multiraciale et multi religieuse. Après le colonialisme et les lois de Vichy, cette intervention de la loi est la troisième dans l’histoire de la France républicaine. Le pays retrouve avec les crises ses vieux démons. Emmanuel Todd relève une incapacité de la France à valoriser ses différences et à sortir de son carcan catholique et colonialiste. L’histoire religieuse est encore trop présente dans la culture populaire. Dans cette monoculture française, l’autre et sa foi ne peuvent exister. L’islam, trop liée dans l’imaginaire au conflit du Moyen Orient, aux banlieues, à l’immigration, au terrorisme, est un catalyseur du débat sur l’identité (Justin Vaisse). Cette réalité est renforcée par les évolutions actuelles du catholicisme, plus refermé sur ses traditions et moins ouvert au dialogue (Giovanni Levi). Ces mouvements sont à la source des discriminations envers l’étranger, le compatriote de couleur, le plus pauvre. Plutôt que de légiférer sur l’histoire (Romain Bertrand), c’est à cet esprit civilisationnel créateur d’exclusion qu’il faut s’attaquer (Pierre Emmanuel Dauzat). Le déclin de notre capacité à vivre ensemble ne constitue pas une fatalité. Il s’agit d’une mutation engagée depuis les trente glorieuses (Michel Wieviorka).

L’enjeu identitaire

L’identité fait peur, parce qu’elle exprime une revendication et une fermeture. Elle sépare. Elle évoque la frontière derrière laquelle on se protège ou que l’on enjambe pour conquérir de nouveaux territoires. L’identité est aussi nécessaire. Elle est ce qui permet la construction morale et l’affirmation de ses rapports à la société. Elle n’est pas forcément source de barbarie. La capacité des hommes au mal, à la perversion la plus absolue est plutôt un renoncement à leur propre identité (Jacques Semelin). La question de l’identité est celle de la gestion des différences. Comment gérer nos différences en tant qu’homme multiple, changeant, parfois en rupture d’identité, souvent en proie à l’incertitude ? L’identité n’est pas la quête des origines (Maurice Olender). Des utilisations frauduleuses (et parfois inconscientes) des mythes pour justifier le présent et même l’avenir cristallisent les angoisses et les frustrations. Elles débouchent le plus souvent sur des quêtes nationalistes, culturelles ou régionalistes. C’est une bêtise identitaire à laquelle il faut nuire en réinventant les différences, en les exprimant positivement dans un cadre globalisé, en se remettant à croire en l’imaginaire politique (Jean François Baillard). Car le problème de l’identité ne se pose pas aujourd’hui forcement par rapport au passé, puisque ce dernier est figé, mais il se pose dans le présent et par rapport au futur. S’il existe un problème d’identité c’est qu’il existe un problème pour définir l’avenir, son propre avenir et l’avenir du vivre ensemble. S’il faut parler d’identité, il faut savoir pourquoi on en parle, dans quel but, sinon ce sont la confusion et l’incompréhension qui règnent. L’identité européenne est exemplaire. Elle est multiple, confuse, noyée dans les soubresauts nationalistes et les velléités souverainistes. L’Europe peut devenir demain un laboratoire de l’identité moderne à travers un projet politique européen, condition de la construction d’une identité européenne (Jean Baechler). Ce qui revient à dire qu’une identité n’est jamais acquise, qu’elle est sans cesse en construction, en devenir, qu’elle est l’objet même de la vie collective et donc de la politique.

Pas d’identité sans projet collectif, pas de projet collectif sans identité.

Après ses nombreuses révolutions, la France n’a pas achevé sa révolution multiculturelle. François Durpaire pose sans tabou le problème : la crise de l’identité est la racine de la dépression qui touche la France. Le Pays n’est plus celui de Braudel ou de Michelet. Depuis l’irruption du monde global à l’intérieur de nos frontières, les frottements d’identités se sont faits plus nombreux et ont crée une méfiance face au besoin de flux migratoire. Aujourd’hui le faciès, l’identité visible, détermine la légitimité de l’appartenance à la communauté. La société française impose l’intégration mais la refuse en même temps. C’est là l’expression de deux instincts français qui continuent de s’affronter : le mouvement et la conservation, c’est-à-dire l’envie de progrès d’un côté et le choix des privilèges de l’autre. Ce paradoxe entraîne des confusions et le mélange des genres, tels que la promotion de la laïcité par des courants d’extrême droite. Un racisme ordinaire s’installe et il devient impossible pour les uns de se sentir membre d’une communauté qui ne les accepte pas. Cette communauté éclatée, séparée, coupée en deux, en trois ou quatre, ne peut faire émerger de vie collective et de lien social fort. Ce racisme ordinaire est construit sur des préjugés qu’il devient urgent de déconstruire. C’est vers l’avenir qu’il conviendrait de se tourner en considérant que nous serons ce que nous ferons ensemble. Pour cela, il est temps d’accéder à une nouvelle identité, une identité cosmopolite. Est-elle possible au moment ou la globalisation est en même temps le risque d’une perte d’identité ? Est-il possible de construire un respect et une solidarité collective dans l’enthousiasme plutôt par dans la contrainte ou par le fait de catastrophe ? Tous ces éclairages, d’où qu’ils viennent, démontrent parfaitement le rôle que peut jouer la République. Le paradoxe de la crise identitaire ne trouve sa résolution que dans l’éthique républicaine et le projet politique qu’elle peut soutenir au-delà de la seule nation. Alfred Sauzey, décédé en 2011 écrit dans “Anti-Prince” (Perrin) : Pour la première fois dans l’histoire une identité double est possible, et même inévitable : une identité régionale ou locale, enracinée dans sa propre manière de vivre et ses propres valeurs ; et en même temps une identité globale, grâce à l’interdépendance mondiale dans laquelle nous évoluons chaque jour un peu plus. D’où une manière d’être plus authentiquement soi-même tout en devenant véritablement planétaire.